Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


Que cela ne vous empêche pas de me visiter, de me lire et de me laisser vos remarques.

mardi 13 janvier 2015

Suspiria / Suspiria, Argento, le Giallo : influences et descendance 6

Une reprise de l'un de mes premiers articles :










SUSPIRIA



















Suzy, une jeune ballerine américaine fraîchement débarquée dans une prestigieuse école de danse fribourgeoise, se retrouve propulsée au coeur d'un maelström de crimes, d'horreurs et d'événements surnaturels.
Face à une police inexistante, la jeune femme se fait l'investigatrice (plutôt à son corps défendant) et découvre finalement le terrible secret qui explique tout : l'école est le domaine d'une terrifiante confrérie de sorcières .


Mélange percutant et assez inédit , Suspiria brasse pèle-mèle le kitsch, le merveilleux, le gore, le roman gothique , l'Art Nouveau et le psychédélisme.
C'est un "Blanche-Neige" version disco ou l'un de ces romans mièvres d'Odette Joyeux ("L'Age heureux") revu sous acides .
Peut-être l'un des plus "abordables", l'un des plus séduisants films de Dario Argento pour ses fluorescences, ses éclats grandiloquents et magnifiques et sa logique de conte de fées moderne.





Ici, tout n'est que profusion, couleurs, scintillements, jusqu'à l'excès : un déversement continu de lumières, de pluie, de sang, de sons et de cris.
La structure de base rappelle, je l'ai dit, celle du conte (beaucoup de films d'Argento y font d'ailleurs plus ou moins songer).

Dès le générique, un "récitant" plante le décor en voix-off (fond noir sur lequel la distribution vient s'afficher en blanc : unique sobriété d'une oeuvre qui, dès la minute suivante, s'avérera tout le contraire ! )




Les personnages sont des archétypes, sans psychologie aucune, utilisés uniquement en tant que symboles et clichés :
la jeune héroïne innocente, la (les) terrible(s) sorcière(s), l'amie et confidente, le jeune premier, le domestique mutique et affreux, le musicien aveugle, l'enfant maléfique ....
Tous semblent figés dans des postures théâtrales et attendues, en dehors de toute référence ou allusion à une réalité et un monde extérieur. On ignore finalement tout de leurs existences et leurs histoires ; ils ne paraissent être là que pour servir ou épaissir l'intrigue, distribués dans le camp des victimes ou dans celui des prédateurs. Figures sans plus d'épaisseur et de psychologie que celle de leurs actes terribles et dérisoires, ils sont les instruments du manichéisme d'un monde "autre", un monde dont les enjeux nous dépassent tout d'abord, pour finir par se limiter à l'histoire universelle de la lutte de pouvoir entre le Bien et le Mal.































Figures emblématiques mais également lieux communs et attirail du conte :
la forêt, le passage-secret, la demeure maudite et labyrinthique, le chemin retrouvé grâce au fil d'Ariane ( ici, le nombre compté des pas des professeurs jusqu'au repaire de la sorcière ), le breuvage et la nourriture empoisonnés, le bestiaire obligé ( vers, chien et chauve-souris ), les envoûtements et les sortilèges.




















































On sait que l'inspiration vient en grande partie des écrits de Thomas de Quincey et de l'engouement de Daria Niccolodi (alors compagne de Dario Argento et co-scénariste) pour la sorcellerie.
On sait aussi que le réalisateur a désiré retrouver les ambiances et les couleurs flamboyantes du technicolor et des vieux Walt Disney (le rapprochement avec "Blanche-Neige" est d'ailleurs saisissant (la guimauve en moins) : les postures et la gestuelle de l'héroïne, la fuite de la première victime dans la forêt sombre, les rictus et l'acharnement sardonique des sorcières, la nourriture et le vin drogués contre la pomme empoisonnée, le coeur poignardé, le sommeil de Suzy, le sommeil de mort des jeunes curieuses, le paon de verre dans la chambre de la reine des sorcières contre le paon en motif sur le trône de la méchante reine de Disney ...)





Pourtant, n'oublions pas que nous nous trouvons dans un film de Dario Argento et, ici, ses "tics" et sa patte explosent superbement.
On retrouve notamment le leitmotiv récurent de l'indice présent dès le départ (un indice qui peut être visuel ou (et) auditif suivant les films).
La clé de tout nous est même livrée dès la première scène, à l'arrivée de Suzy à l'école, mais, comme l'héroïne, nous ne saisissons encore rien.
Cette fois c'est une fleur, partie d'une fresque en trompe-l'oeil à la Escher décorant le mur du bureau de la directrice de l'école qui mènera à la vérité et à la conclusion.




Dès le début, une jeune ballerine avait déjà tout découvert et tout dit mais la pluie torrentielle et le vacarme de l'orage nous empêchaient (et Suzy avec nous) d'y prêter réellement attention.
Et puis l'indiscrète était morte. Terriblement. Somptueusement.
C'est aussi toute la réussite de Suspiria : le premier quart d'heure justifie à lui seul toute la magie et l'originalité de l'oeuvre.
Tout nous est offert, tout est là : le décor, la musique (envoutante), l'énigme et une partie de sa solution et puis surtout un meurtre magnifique, peut-être l'un des plus beaux de toute la filmographie de son réalisateur.
Sous les yeux de Suzy qui arrive de l'aéroport, la victime quitte précipitamment l'école sous la pluie battante, court, hystérique, à travers la forêt qui les sépare de la ville, rejoint finalement une bâtisse imposante où elle se réfugie : intérieur superbe, coloré, surchargé ...























Mais chez Argento, on n'est pas plus en sécurité à l'intérieur qu'à l'extérieur (bien au contraire !). 
Arrivée chez une amie, la jeune femme s'enferme dans la salle de bains (où l'on retrouve Escher et ses motifs d'oiseaux-poissons basés sur les illusions d'optique).
Le spectateur se doute de l'imminence de sa mort mais, comme fréquemment, Argento prend tout son temps et joue sur les effets, prolonge l'attente, exacerbe la musique et les sons, multiplie les points de vue et les effets de surprise (le "truc" de la fenêtre qui s'ouvre brusquement). 
L'attente et l'angoisse de la victime gagnent le spectateur.
Soudain, deux yeux jaunes s'allument dans l'obscurité, derrière la fenêtre (on retrouvera ce "motif" vers la fin : lorsque Suzy, restée seule à l'école voit s'allumer derrière un carreau les clignotements des yeux de ce qui se révélera une chauve-souris (énième avatar de la sorcière)). 
Ensuite, plus rien... 
Quand un bras velu et griffu surgit finalement de nulle-part !







































Et le massacre peut commencer. 
On ne sait plus vraiment où l'on se trouve ni comment mais c'est sans importance. La jeune fille, acculée, n'en finit plus d'agoniser sous les coups de couteau répétés.
Le réalisateur insère un gros plan cruel sur son coeur mis à nu et transpercé par la lame.
Puis, c'est l'apothéose : ligotée au-dessus du vitrail fluorescent qui enchâsse le plafond, la victime exhale ses derniers souffles ; le verre cède sous le poids de son corps, la faisant chuter sous les yeux de l'amie qui l'avait recueillie. Elle se retrouve pendue aux cables électriques dont elle avait été entravée et sa compagne est elle aussi tuée, par la pluie des éclats tranchants du vitrail.
Dario Argento termine par un panorama sur les "dégats": Le Meurtre considéré comme faisant partie des Beaux-Arts !































Tout Argento se retrouve résumé dans ces premiers instants.
La chute et la pluie constituent l'un des motifs répétés du film.
La chute de ce corps qui crève le plafond et vient se pendre. 
Plus loin, la chute de Sara, une autre victime, qui, croyant échapper au rasoir de l'assassin s'échappe d'une pièce du grenier par une lucarne d'où elle tombe dans un enchevêtrement de rouleaux de fils de fer où, prisonnière, elle ne peut qu'attendre l'égorgement final.
Chute du maléfice de la sorcière (et de la caméra du réalisateur) sur le pianiste aveugle alors qu'il traverse, seul avec son chien, une place inquiétante et déserte ; Chute de " l'oiseau au plumage de cristal", un paon de verre sur un guéridon dans la chambre d'Héléna Markos, objet que l'héroïne fait malencontreusement tomber et qui réveille la terrible sorcière ; Chute du sac de Sara dans le vestiaire (Suzy l'aide à en ramasser le contenu ; c'est ce qui provoque leur rencontre) ; Chute de Suzy, envoutée, pendant son cours de danse ; Chute et destruction finale des éléments du décor et de l'école maudite.
Pluie torrentielle qui ruisselle, inonde et noie tout, contaminant et propageant le mal davantage qu'elle ne purifie ; Pluie d'asticots tombant des plafonds de la Tanz Akadémie sur les chevelures et les visages des pures jeunes filles.





































L'héroïne est campée par Jessica Harper vue chez Brian De Palma dans son "Phantom of the Paradise". Chez celui-ci on retrouvait un côté "seventies" mâtiné de psychédélisme mais également un humour corrosif et la réinterprétation du mythe passait autant par l'horreur que par la satire.
De Palma mixait "Faust", "Le fantôme de l'Opéra"et "The Rocky Horror picture show"avec un style enlevé et très "glam-rock".
Ici, rien à voir. Pas de critique, pas de second degré, aucun humour, seulement l'étrangeté, l'angoisse, l'épouvante et un parti-pris sérieux sans aucun décalage.
Au niveau de la distribution du film, on note également Alida Valli (Visconti, Bertoluci, Franju...) en professeur raide et autoritaire et Joan Bennet dans le rôle d'une vice directrice faussement compréhensive.
Amusant d'ailleurs de retrouver ces deux grandes actrices emblématiques des maîtres et référents de Dario Argento : Alfred Hitchcock et Mario Bava pour "la Valli", Fritz Lang pour Bennet (sa femme (au portrait !)).










Malgré la "lisibilité", la simplicité de l'histoire et le fait que le manque de logique (assez fréquent dans les oeuvres du réalisateur) s'inscrive tout à fait, cette fois, dans l'intrigue fantastique, il subsiste des moments et des allusions étranges (et très réussis par ailleurs ) :
La scène où Suzy, quittant une salle de cours, est ensorcelée par une vieille domestique et un petit garçon.
Ils se tiennent immobiles dans le couloir. Ils fixent la jeune femme. La vieille astique un objet pointu et nacré (Quoi ? : couteau ? talisman ?) et soudain, la lumière jaillit, l'air révèle tout un scintillement de particules.
Suzy semble aussitôt frappée d'un mal inconnu. Elle regagne comme elle peut sa salle de répétition, le souffle court, pâle et toute en sueur ...
Là, elle ne tardera pas à s'écrouler, terrassée ...
Que s'est-il exactement passé ? Comment et pourquoi ?









Autre belle scène :
Le pianiste aveugle quitte une taverne. Il vient d'être renvoyé de l'école. Il regagne son domicile avec son chien. Il fait nuit, tout est incompréhensiblement vide et désert.
L'homme traverse une immense et lugubre place. Des ombres sinistres se mettent à danser sur les façades, son chien commence à aboyer sans s'arrêter , alerté par une menace invisible.
Et puis, comme un être en vol, une chose fond brusquement sur eux (le maléfice ? le sortilège ?).
Rien de visible cependant.
Le suspens et l'angoisse montent d'un cran.
Et c'est lorsque la musique tonitruante et les aboiements du chien, soudainement calmé, prennent fin que l'animal saute à la gorge de son maître et le dévore.
















D'autres étrangetés encore : Ces bobines de fil de fer entreposées dans le grenier où l'on tombe et où l'on se noie (quelle pouvait-être leur utilité autrement ?) ; Cette belle piscine ancienne où l'on paraît continuellement menacé et où, contre toute attente,  rien ne se passe ; Ces malles au grenier pleines de viande corrompue par les vers (quelle viande , et pourquoi dans cet endroit ?) ; cette viande encore (humaine ?) découpée en riant dans les cuisines et ces asticots qui infestent toute l'école, inondant planchers et parquets et pleuvant sur les ballerines ;

























Cette salle de cours aux cloisons de draps tendus où l'on rattroupe les élèves le soir de l'invasion des vers ; ces murs dans les chambres où se reflètent les ombres de l'extérieur ; ces murs encore, dans le grenier, qui respirent, comme doués de vie ;
Ces éclairages virulents et splendides, tantôt rouges, orangés, tantôt bleus, partout, toujours ( le rouge et le bleu dominant d'ailleurs tout le film dans des rapports constants (couloirs de l'école et salle de danse rouges / grenier et grand vestibule bleus) unis au jaune (la "salle jaune", autre salle de répétition, les ors du couloir secret).






























Ces trois couleurs primaires seront réévoquées jusqu'au final dans le motif des trois iris (rouge, jaune et bleu) de la fresque dans le bureau (l'iris bleu se révélant le "sésame" qui ouvre le passage sur le domaine secret des sorcières).
Tout cela, ces beautés, ces énigmes, c'est la "griffe" Dario Argento !

































La musique se fait ici également très particulière et la bande son hyper travaillée.
Les Goblin, fidèles acolytes, sont à l'oeuvre.
Le thème principal de Suspiria , cristallin et lancinant se révèle véritablement magique et concourt totalement à la réussite et à l'impact du film.
Il traduit tout à fait le merveilleux et l'occulte du propos avec son mélange entêtant de tintements, de tambourins, de chuchotis, de résonances...
Deux autres thèmes restent mémorables ; le premier marie des instruments ethniques (tablas, sitar, bouzoukis...) et des voix glapissantes qui rappellent les plaintes de chiens ou de loups ; dans le dernier, tout n'est qu'anarchie : des choeurs masculins sombres, ténébreux, alliés à des hululements féminins hystériques nappés de touches de synthétiseurs pour un ensemble agressif et fou.








Le titre  Suspiria  renvoie à la Mère des soupirs ( du moins, c'est ce que nous pouvons apprendre dans le second volet de cette trilogie ( longtemps inachevée ) : Inferno ) : une sorcière très puissante ici prénommée Helena Markos.
La Mère des Ténèbres règne sur New-York ( Inferno),  la Mère des Larmes sur Rome (La Terza Madre ) et celle-ci sur Fribourg .
Argento se réfère à la triade antique et au chapitre Levana et nos mères de douleur, extrait du texte Suspiria de profundis de Thomas de Quincey ; Sur ces bases,  il établit ce mythe des 3 Mères aussi séduisant et mystérieux  qu'insondable et possiblement profond (le 3ème film de la trilogie, réalisé 20 ans après les deux autres (La Terza Madre, donc), rétablira d'une façon trop simpliste et dans un esprit joyeusement "série Z", des explications trop caricaturales qui saperont hélas toute l'attractivité et l'ambition du projet !)




Suspiria ce sont aussi ces soupirs, ces chuchotements, ces murmures parsemant constamment la bande-son, accompagnant la musique et contribuant à cette atmosphère si spécifique.
Ce sont également ces râles provenant de l'ombre chinoise de la reine-sorcière derrière ses rideaux mais aussi les derniers soupirs rendus par les malheureuses victimes.
Des soupirs mais surtout des cris répétés et aigus comme les lames qui transpercent .

















Les motifs de la pointe et de la pénétration se révèlent effectivement omniprésents.
Dès que Suzy quitte l'aéroport, elle "pénètre" d'ores et déjà sur le territoire de la sorcière (le gros plan (souvent cité) sur les verrins du système d'ouverture de la porte (une pointe qui rentre dans un trou) souligne déjà cet état de fait ).
Pointe non-identifiée frottée par la vieille domestique ; pointes des grosses épingles et des clous cruellement fichés dans les yeux et les poignets de Sara ; pointe de la plume du paon de verre avec laquelle Suzy transperce la gorge d'Hélèna Markos   ...


























Pointes des danseuses ; pointes des griffes d'une main velue surgie de la nuit, d'ongles crochus ou peints ; pointes et tranchant des lames, des couteaux, du verre brisé ... ou pointe de l'aiguille d'une seringue  ...































Formes pointues et triangulaires (le "témoin" lumineux de l'ascenseur dans l'entrée de l'immeuble baroque où a lieu le premier homicide ; les motifs ésotériques dans la chambre de la vieille sorcière ; le triangle du frontispice du bâtiment antique sur la place d'où un oiseau-gargouille semble fondre sur l'aveugle...)












Et la pénétration.
Pénétration des lames dans la chair, dans un coeur encore battant ; pénétration du vent, de la pluie et de l'eau par les fenêtres, les bouches humaines (on force Suzy à boire de l'eau après son malaise) et les bouches d'évacuations (lavabo, soupirail, gouttières-gargouilles, toilettes, bouche d'égout...).

Le cheminement de Suzy s'avère d'ailleurs lui-même une pénétration toujours plus en profondeur vers la vérité et la résolution des crimes et des mystères ; un cheminement qui fonctionne par strates : d'abord la ville, la forêt puis l'école, la chambre d'interne ensuite, le bureau de la directrice, le passage-secret et finalement la chambre de la sorcière.


































Semblablement cette sorcière aura retiré un à un ses voiles et ses incarnations successives avant de révéler enfin sa réalité de vieille femme multicentenaire et grotesque (Elle aura été tour à tour pluie, oeil phosphorescent, bras velu et griffu, ombre désincarnée et sifflante derrière un drap tendu, ombres et gargouille sur la façade d'un édifice, respiration sans "corporalité", silhouette vêtue d'une cape noire (l'observateur reconnaîtra le réalisateur lui-même !), chauve-souris, voix ricanante, forme invisible imprimée sur un lit, version "zombifiée" de Sara, coeur et moteur de la confrérie, flammes hurlantes...).
































La reine, une fois exterminée, tous ses disciples meurent semblablement comme parties intrinsèques d'une seule et même entité, et la demeure maléfique explose et brule.
Suzy a juste le temps de s'enfuir.
Son sourire soulagé (et complice ) marque autant l'épuisement et le relâchement après le cauchemar que le terme de son initiation ; cette fin positive veille en même temps à souligner la merveilleuse et subtile absurdité de tout ce qui a précédé (un conte, un rêve, un film !)
































Entrer dans Suspiria c'est accepter de s'enfoncer dans un cauchemar flamboyant, un conte violent, sans message ni morale cependant, clinquant, bruyant, superficiel et magnifique !
Parcours initiatique, symbole de l'expérience d'un passage de l'enfance à l'age adulte, l'histoire de Suzy s'avère en fin de compte aussi dérisoire, à priori simpliste, que véritablement universelle et vieille comme le monde. 
Le traitement de Dario Argento a le génie de convoquer ici références et inspirations diverses et multiples, modernes comme anciennes, naïves ou élaborées ce qui arrive à toucher finalement le plus grand nombre et confère à son film (et à la plupart de ses oeuvres d'ailleurs) une sorte d'intemporalité.




Les références artistiques s'avèrent nombreuses : 
des plus évidentes (le néérlandais Maurits Cornelis Escher et son gout des illusions d'optique et des paysages et des architectures incroyables (le motif dans la salle de bain de l'amie de la première victime, la fresque murale dans le bureau de madame Blanc, l'adresse de l'école (Escher Strasse) ; l'Art Nouveau pour les ornements, les formes et les vitraux de la Tanz Akadémie ... ; l'Expressionnisme pour la stylisation et l'artificialité extrême des décors et pour les jeux de lumière et de couleur très tranchés ...) 
aux plus fugaces ou anecdotiques (une exposition Kokoschka annoncée en ville, des tableaux d'Audrey Beardsley chez la directrice ...)


































La mise en scène joue évidemment continuellement sur les contraires et les oppositions : 
Lignes droites et formes géométriques contre courbes, arches et entrelacs ; épure et surcharge ; abstraction ou réalisme ; détail, symbole ou ellipse ;  ouverture et fermeture ; intérieur et extérieur ;  haut et bas ; moderne et classique ; beauté et horreur ... 


































































Les pensionnaires de l'école de danse qui arborent toutes au moins 20 ou 30 ans affectent des comportements et des réactions de petites filles (on sait que Dario Argento avait envisagé au départ des fillettes au lieu de jeunes femmes (voir ces poignées de porte volontairement haut placées comme si les protagonistes avaient la taille (et l'esprit) d'enfants !)) ; 
Quant aux représentants de la maturité ou de l'autorité (police, psychiatre, chercheur ou professeurs), ils se révèlent, pour leur part,  inconsistants, figurants, ou alors nocifs et criminels !

























Miroirs, vitrages, verre et surfaces réfléchissantes (et possiblement cassables et tranchantes !) parsèment décors, intérieurs et séquences : suffisants, décoratifs, ou primordiaux  (les iris reflétés dans la glace ...) ils impriment une étrangeté et une menace supplémentaires et reflètent des réalités finalement opaques, ouvrent des dimensions inconnues et de nouvelles énigmes ... 





















































Dans le taxi qui mène, au départ, Suzy de l'aéroport à l'école, on aperçoit d'ailleurs, un instant, dans la vitre qui sépare le conducteur revêche de la jeune femme, un reflet inattendu : celui d'un visage effrayé, hurlant et prémonitoire. 
Maladresse (un machiniste, un cameraman, le réalisateur lui-même ?) ou volonté ?





Et ici tout est possiblement réfléchissant, parcouru d'ombres, de mouvements, de couleurs et de vie  ... : les murs, les tissus, les portes, les façades ... tout semble agité par des respirations, tout parait cacher des univers et des existences autres et sournoises ... 
Ici (comme dans Inferno) la maison se fait corps humain dans lequel on chemine jusqu'au cerveau ...
Pour la petite histoire, le couloir secret qui mène au repaire des sorcières et à la chambre de leur reine devait initialement ressembler à l'intérieur d'une veine mais le projet présenté par les décorateurs ne fut finalement pas retenu. 
Par contre les parois des décors, ces chambres et ces corridors, furent tendues de velours coloré de manière à pouvoir être éclairées spécialement et comme animées, et la porte d'entrée de l'académie de danse semblablement réalisée en toile pour toujours figurer cette idée d'une  vie propre ...



































Ce film, plus peut-être que tout autre d'Argento, s'avère finalement une splendide célébration de  l'artifice (et par là même du cinéma d'ailleurs !) : 
De la trame en fin de compte purement fantastique et du postulat revendiqué de la réalisation d'un conte, d'une fable pour adultes, à son traitement volontairement outrancier, multicolore et féerique ; Des enchantements et des étrangetés de la mise en scène à la musique ou au jeu décalé (et très sérieux) des acteurs, en passant par la spécificité des décors et des éclairages ou par l'utilisation d'effets spéciaux aussi spectaculaires et réussis qu'ouvertement irréalistes  ... tout n'est qu'artificialité, un grand cirque bariolé et magnifique.
Au regard de sa filmographie, le cinéma de Dario Argento n'est-il pas d'ailleurs constamment ouvertement artificiel et chaque oeuvre comme une sorte de processus à chaque fois parfaitement identifiable, traversée par les mêmes obsessions, les même volontés d'enchantement et d'effroi conjugués, le même désir d'expérimentation, l'amour d'un cinéma encore artisanal (au sens noble du terme), viscéral et finalement engagé ...

Suspiria demeure une référence pour bon nombre de cinéastes et on retrouve son empreinte dans beaucoup d'oeuvres : Blue Velvet de David Lynch,  La Féline de Paul Schrader, The Woods de Lucky Mckee, Terror de Norman J.Warren, Berberian Sound Studio de Peter Strickland, The Black cat de Luigi Cozzi, Warlock 2 d'Anthony Hickox, Amer de Cattet et Forzani ou Livide de Pascal Laugier... (sans parler de tous ceux que j'ai déjà cité et disséqué ici : Masks ou Black Swan par exemple ...)






  




Pour l'anecdote, on sait désormais l'influence de Daria Niccolodi dans la genèse de l'oeuvre.
Sa grand-mère, une grande pianiste, aurait fréquenté enfant une école de musique versée dans des pratiques de magie noire ; ce souvenir maintes fois raconté à l'actrice, encore une fillette, rejoint (et matérialise) le pouvoir de fascination d'un conte de Grimm ... 
Dario et Daria auraient également voyagé dans toute l' Europe sur la trace de pseudo-sorcières, se seraient rendus à Bâle et à Dornach pour approfondir leurs recherches sur  Rudolph Steiner, l'anthroposophie et l'eurythmie (une sorte de danse) ... : on retrouve effectivement dans Suspiria cette importance des architectures, des vitraux, des matières et des couleurs comme prolongements sensitifs, ésotériques et psychologiques d'une recherche, d'un enseignement, d'un état d'esprit ... et la danse (classique dans le film).
Argento confie également qu'il vécu ses années d'école comme l'une des plus mauvaises périodes de sa vie,  les professeurs étant perçues comme des sorcières, et que globalement il se trouva, enfant, confronté à un monde d'adultes horrible, autoritaire et égoïste ... 
Il y a évidemment de tout cela dans l'oeuvre.

Film réellement à part dans la filmographie du maestro (avec sa suite encore plus extrémiste peut-être : Inferno), Suspiria exacerbe et revendique totalement le fantastique sous-jacent du film précédent (Profondo Rosso / Les Frissons de l'angoisse)  établissant une continuité finalement très logique au sein de la production de son auteur.

L'abstraction giallesque est ici poussée à son paroxysme, ses figures et ses mécanismes aux racines en fin de compte avant tout oniriques, quasi psychanalytiques et  métaphysiques trouvent dans cette oeuvre leur expression la plus aboutie. 
Suspiria ou l'essence, le feu d'artifice du Giallo !