Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


Que cela ne vous empêche pas de me visiter, de me lire et de me laisser vos remarques.

lundi 7 décembre 2009

Deliziosi Gialli 1 : Una Lucertola con la pelle di donna / a lizard in a woman's skin



UNA LUCERTOLA CON LA PELLE DI DONNA
(A LIZARD IN A WOMAN'S SKIN)




Carol aurait, à priori, tout pour être heureuse : la beauté, l'argent et la position sociale, un mari séduisant et un père protecteur et attentionné, or, elle s'avère pourtant fragile et dépressive.
Insatisfaite, étouffée dans le carcan mensonger de la haute-société londonienne, la jeune femme est interpellée par des rêves récurrents, angoissants et érotiques, la mettant en scène avec une belle femme nue qui lui fait l'amour.
Plus troublant encore, cette créature qui peuple ses songes se révèle bien réelle : il s'agit de sa voisine Julia, ex-mannequin menant une existence excessive et dissolue.
Et quand Carol cauchemarde qu'elle tue sauvagement Julia, le corps de celle-ci est effectivement retrouvé poignardé quelques jours plus tard, dans les mêmes circonstances que celles de son rêve !
La Police enquète et Carol se fait évidemment la coupable toute désignée !
Au fur et à mesure que les indices, les signes et les protagonistes du cauchemard apparaissent et se concrétisent, tissant un filet de plus en plus resserré et incompréhensible autour d'elle, et quand, cerise sur le gateau, elle devient la proie d'un individu aussi mystérieux que réellement menaçant, Carol va devoir lutter âprement pour ne perdre ni la raison ni la vie !
Inévitablement, les visions perturbantes, les retournements de situations et les morts brutales ne cesseront plus jusqu'à un dénouement aussi surprenant que logique qui mettra enfin à jour tous les secrets, les mensonges et les machinations des uns et des autres.


Lucio Fulci a trop souvent été déconsidéré et réduit à une part infime de son étonnante et prolifique carrière ; Curieusement, ce sont ses oeuvres les plus "saignantes", son triptique nécrophilo-gore ("La maison près du cimetière", "Frayeurs" et "L"Au-delà") ou ses "bisseries zombiesques", qui semblent avoir gravé les mémoires ...
Cela serait faire injure à ce grand réalisateur du cinéma de genre que de passer à côté des productions fort différentes qu'il concocta au fil des années 60-70.
Attaquer une thématique dévolue au Giallo en débutant par ce cinéaste pourra donc à priori surprendre ceux qui ignoraient que le "roi du gore malsain" s'illustra avec maestria dans ce registre, d'une manière éminament personnelle et aussi audacieuse qu'expérimentale !



En 1971, Fulci réalise "Una Lucertola con la pelle di donna", à mon sens l'un de ses films les plus passionnants, peut-être même, finalement, son chef-d'oeuvre.
Le beau titre original (oublions tout de go les indignes "traductions" des versions françaises ("Le venin de la peur" ou carrément "Les salopes vont en enfer" !)) intrigue et séduit d'entrée, rappelant toute la superbe veine des titres giallesques de cette grande époque.
En pleine possession de ses moyens et bouillonnant d'envies et de créativité, le réalisateur ne se contente pas ici d'aborder le genre mais il se l'approprie totalement, le remodelant, le distordant, jouant plus que jamais avec ses codes et ses figures (comme il avait déjà procédé sur l'impeccable "Una sull'altra" ("Perversion story") en 69 et comme il continuera avec "Non si sevizia un paperino" en 72, "L'Emmurée vivante" en 77 voire même "L'Eventreur de New-York" en 82 (toutes ces oeuvres géniales (sur lesquelles je reviendrai) se réclamant du Giallo tout en se posant chacune comme des relectures à chaque fois atypiques de ce courant !))
Mais la démonstration du gout du mélange et de l'innovation de Fulci éclate indéniablement ici, plus encore marquante, aboutie et spectaculaire et extravertie que dans nulle autre de ses créations.
Avec "Una lucertola ...", il préfigure les orientations psychanalytiques, les expérimentations et les audaces visuelles et l'insolente liberté de ton qui nourriront bien d'autres oeuvres, d'autres cinéastes, influençant même d'autres genres cinématographiques dits plus "nobles" ! Le réalisateur tisse des passerelles troublantes entre le cinéma-bis et le cinéma d'auteur, l'Art et le Grand-Guignol, le vulgaire et le sublime, exploitation et réflexion ...


Et du Giallo, ici, ce sont avant tout l'onirisme, le gout des symboles et des fétiches et les liens indissociables entre les pulsions de mort et la sexualité, l'Art et la psychanalyse qui s'exacerbent et que Lucio Fulci décline et manipule avec autant de panache qu'un anticonformisme pince-sans-rire.

Un Giallo, donc ; oui. Mais complètement "autre".
A la succession souvent habituelle de meurtres "ouvragés", au sadisme et aux silhouettes traditionnelles, le réalisateur préfère l'exploration psychologique.
Et même si son scénario (co-écrit avec Roberto Gianviti), habile et haletant, déroule son lot d'angoisse, de revirements et d'incertitudes constantes, il s'attache surtout à brosser un troublant portrait de femme totalement épaulé par l'interprétation bluffante de Florinda Bolkan.
Et effectivement, non seulement Carol, l'héroïne, s'avoue-t-elle l'axe, le pivot, autour duquel toute la trame, l'intrigue (et sa chute !) s'articulent, mais elle se fait également le vecteur de l'esthétique et des partis-pris formels de la mise en scène.
Un personnage principal a rarement autant et si brillamment influencé son environnement et la retranscription visuelle de celui-ci, et quand bien même la pirouette finale (presque regrettable !) restitue à chacun et à chaque chose sa raison d'être et une logique un brin trop entendue, les visions conjuguées de l'héroïne et du cinéaste, troubles et troublantes, demeureront pour longtemps dans nos mémoires.


Plus que jamais, le regard imprime ici toute sa vénéneuse subjectivité.
Ne serait-ce qu'en ceci, "Una lucertola ..." se révèle indéniablement un giallo ; la vision, le regard et la perception s'affirmant comme les clés de voute, les éléments majeurs du genre.
Ainsi, aussi directement (qu'illusoirement !) "lisible", l'oeuvre s'ouvre immédiatement sur les images superbes et incompréhensibles d'un rêve :
Une femme en manteau de fourrure parcourt les couloirs vides d'un train. Elle semble oppressée. Les portes des compartiments demeurent désespérément closes et leurs occupants ne paraissent pas la voir.

L'instant d'après, c'est le long d'un couloir maintenant bondé, qu'elle doit se frayer un passage entre les voyageurs toujours indifférents.
La coursive du train cède la place à un autre lieu tout aussi encombré. Cette fois, c'est au milieu d'une foule de couples nus et enlacés et au son de leurs rires sardoniques, que la malheureuse tente fiévreusement d'avancer.

Soudain elle chute brusquement dans un abime noir pour finir par atterrir sur un grand lit écarlate où semble l'attendre et la narguer une belle femme blonde. La femme l'enlace, la déshabille et l'étend sur le lit avant de la couvrir de baisers et de lui faire l'amour.


Immédiatement suivie par son explication (Carol raconte le rêve à son psy. qui le decrypte) cette séquence a, dès le départ, annoncé la couleur en nous propulsant dans les méandres de l'inconscient du personnage principal.
Mais Fulci ne faisait là que commencer puisque ce songe dérangeant va se répéter, se transformer et bientôt gangrener la réalité.
Et l'oeuvre sera non seulement ponctuée par la retranscription fantastique des rêves et des visions de plus en plus atroces de l'héroïne, mais si complétement influencée par eux que le spectateur en arrivera à ne bientôt plus distinguer la part du réel de celle du fantasme.L'angoisse et l'onirisme prendront rapidement possession de tout.
Feignant de nous livrer un précis de psychanalyse, le réalisateur va nous plonger dans un flou de plus en plus intégral pour mieux nous manipuler encore.

Le deuxième cauchemard reprend des éléments du premier :
Carol tente toujours de se faufiler le long du couloir encombré du train, mais les voyageurs ont cédé la place aux couples nus, blaffards et lascifs.

La jeune femme débouche dans un lieu ténébreux dans lequel trônent son mari, son père, sa belle-fille et l'amie de la famille (évoquant la posture bien réelle des mêmes personnages, attablés trois scènes plus tôt), mais leurs visages s'avèrent, ici, méconnaissables, gris, torturés et monstrueux, rappellant les peintures de Francis Bacon dont Carol a décoré le salon de son bel appartement.

Joan, sa belle-fille, exhibe un bas-ventre affreusement mutilé et tient ses trippes sanglantes dans ses paumes ouvertes (le sang gicle d'une plaie évoquant un sexe féminin odieusement charcuté).

Carol hurle.
Apparait une oie (ou un cygne) énorme et grotesque. L'oiseau terrifiant menace de la poursuivre. Son poitrail s'orne d'un grand triangle cabbalistique. Carol traverse le parc d'une vaste propriété menacée par l'ombre gigantesque du monstre.


On la retrouve dans l'espace noir au grand lit rouge où l'attend la belle femme qui n'arbore cette fois que son slip et de grandes cuissardes.
Carol la poignarde méchamment à trois reprises. La femme hurle des cris et des râles que l'on n'entend pas ; elle s'écroule. Le sang jaillit des plaies qui trouent sa poitrine.


Carol saisit alors la présence de deux témoins, assis, nus, en hauteur, qui la fixent sans réaction de leurs pupilles étrangement opaques.

Carol s'enfuit, abandonnant son écharpe blanche, son manteau de fourrure et le coupe-papier, arme du crime.
Elle réapparait courant le long d'une enfilade interminable de couloirs pour finir par tomber sans fin.


Contrairement au premier songe, le spectateur dispose, ici d'ors et déjà, de plusieurs éléments afin de mieux cerner (et interprêter ?) ce deuxième rêve.
On y a retrouvé maints détails et personnages déjà rencontrés dans la "réalité" (la voisine dépravée, l'entourage familier de l'héroïne, les peintures de Bacon, celle de ce grand cygne accrochée au dessus du lit de Carol, le coupe-papier ...)


Tout est là pour mieux signifier les démons du subconscient du personnage principal.
Or, le final, malin, révèlera que ce rêve n'a jamais eu lieu, qu'il n'était que l'invention (et finalement le prétexte, l'alibi) de Carol (mais aussi et surtout la preuve et l'expression de sa profonde schizophrénie !)
Faux et vrais rêves, déformations continuelles du réel (lorsque Carol, poursuivie par un inconnu menaçant, s'enfuit à travers les couloirs sinistres d'une clinique psychiatrique et qu'elle découvre le spectacle épouvantable de chiens éventrés et dissèqués vivants ...), perception de plus en plus incertaine et irrationnelle ...



Très vite on ne distingue plus ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas, ce qui est imaginé et ce qui est fondé.


Carol était victime de rêves éprouvants ; et voici que sa vie elle-même devient un véritable cauchemard : Julia, cette voisine qui la terrorise et l'attire tout à la fois, est retrouvée morte et, comme dans le songe, le manteau de fourrure, le poignard/coupe-papier, l'écharpe blanche ... tous les indices, toutes les preuves, sont présents pour mieux l'incriminer ! Les deux témoins impassibles, eux-même, existent bel et bien !


Et l'intrigue épouse le parcours de cette femme prise au piège et de plus en plus prête à perdre la raison.
Les parents et l'environnement familier, par son regard, se font bientôt étranges, lointains, menteurs et mystérieux, comme complices d'une machination ;
et lorsqu'un jeune homme entreprend de la poursuivre à des fins tout ce qu'il y a de plus menaçantes, on ne sait vraiment plus si Carol rêve encore ou si le danger est véritable !


La fabuleuse scène du rendez-vous piègé dans l'église désaffectée ressemble à un nouveau cauchemard (le jeu incessant entre l'exiguité puis l'immensité de décors perpétuellement angoissants, les motifs oppressants de la traque et de la poursuite, ces cryptes ténèbreuses, cet orgue écarlate et monumental à l'intérieur duquel Carol vient se cacher, l'irruption brutale et fantasmagorique de dizaines de chauve-souris ...)


Et si la perception vacillante et possiblement déformée de l'héroïne prédomine, paraissant tout contaminer et faisant par là même basculer totalement notre propre perception et nos repères de spectateur, Fulci travaille également en parallèle les regards constants et suspicieux de tous les protagonistes les uns sur les autres à grand renfort de zooms, de gros plans, de cadrages savants ou de détails et rebonds narratifs : le curieux coups de fil reçu par le père de Carol en présence de son gendre où une inconnue sous-entend une entreprise de chantage concernant "un membre de sa famille" ; les interrogatoires des policiers ou les conversations téléphoniques personnelles captés par des oreilles indésirables ; ces photos du mari de Carol et de sa maitresse prises en cachette par on ne sait qui ...
Tout le monde s'observe, s'espionne, se jauge et se soupçonne.


Le motif redondant du reflet (dans les miroirs, les vitrages,les répétitions, les rêves ...) insiste avec encore plus d'ostentation sur les multiples visages, les doubles personnalités et le potentiel criminel et coupable de chacun.


La théatralité et la beauté des décors accentue une nouvelle fois l'impression continuelle d'irréalité (l'appartement chic de Carol, celui de Julia, le théatre et l'église abandonnés, l'hopital, le cabinet du psychanalyste, y compris les locaux de la Police scientifique (ces énormes clichés d'empreintes tels de nouvelles oeuvres d'Art !)...)

Et peut-être plus que l'intrigue (prenante et maligne, au demeurant), c'est avant tout la réussite totale de cette atmosphère à la fois étouffante, "déréalisée" et palpitante, cette impression de ne jamais savoir où l'on est exactement, où l'on va et sur qui et quoi on peut réellement s'appuyer, qui trouble et qui fascine.
Aux concordances et aux répétitions formelles et scénaristiques, s'ajoute un jeu savant (et là encore déstabilisant) sur les oppositions (vue et aveuglement, ouverture et fermeture, espace et enfermement, vérité et mensonge ...etc )
Et les perches tendues débouchent immanquablement sur des voies sans issue ou sur des surprises :
Joan, toute jeune fille de la haute bourgeoisie semble néanmoins connaître (et fréquenter) le milieu underground des hippies. Elle finira tout de même égorgée par l'un deux !


Contre toute attente, le couple marginal, témoin du meurtre de Julia, n'a finalement rien saisit : sous l'emprise des drogues, le garçon évoque la vision d'un lézard superbe (d'où le titre de l'oeuvre !)

Les notes concernant le dernier rêve de Carol (celui du meurtre) ont disparu, vraisemblablement dérobées par celui qui désire lui faire endosser la culpabilité du crime ; après coups, on apprendra que ces retranscriptions n'ont jamais existé !
La Police se félicite d'avoir mis la main sur le meurtrier ; le garçon qui s'accuse du délit s'avère un mythomane illuminé.

Le père de Carol se suicide en avouant finalement qu'il était le criminel ; la conclusion prouvera qu'il n'a fait que se sacrifier pour protéger la coupable !

Un Buggy psychédélique garé devant l'immeuble de Carol est approprié illico à Julia ou à l'un de ses invités ; quelques scènes plus loin, on voit le mari de l'héroïne rejoindre la propriétaire du véhicule (et visiblement sa maitresse) dans un cottage isolé ; la voiture appartenait en fait à Deborah, l'amie de la famille !
Et de la même manière que les secrets et "l'envers du décor" nous sont apparemment vite révélés (l'infidélité du mari et sa liaison avec Deborah, les coups de fil anonymes adressés au père et l'existence d'une entreprise de chantage à l'encontre de l'un des personnages, les accointances hippies de Joan ...), la résolution de l'intrigue giallesque et les ressorts et le déroulement des événements n'en demeurent pas moins opaques et nébuleux !


Lucio Fulci n'en finit pas de brouiller les pistes et de manipuler le spectateur.
Feignant un sérieux inébranlable, le cinéaste se moque continuellement de tout ce qu'il avance et semble démontrer.
A commencer par la Psychanalyse ((voir les discours et les explications très attendus de l'analyste de Carol !) ; en fin de compte, la thérapie de l'héroïne ne lui aura surtout appris qu'à mieux manipuler son entourage !) pour continuer dans la peinture d'une "lutte des classes" volontairement grossière et surjouée (exemplaire, cette séquence en split-screen d'une soirée chez Carol (son univers aseptisé, mondain et tout en contenance et en ennui ...) mise en parallèle avec celle qui se déroule chez Julia (hystérique et orgiaque et sans limites !));

Cette réappropriation faussement décalée des lieux de prédilection de l'élite par les marginaux (les hippies ont investi un théatre à l'abandon et ils donnent un rendez-vous menteur dans une étrange église déserte ...) et leurs détournements de la culture "bourgeoise" (avec eux, l'Art se fait forcément subversif : on emballe et ligotte les plâtres antiques comme des cadavres et on ne peint plus qu'au lancer de couteau !)


Les représentants de la "marginalité" s'avouent irrémédiablement pervers, lascifs, camés et dangereux (la scène de la "Bacchanale" hallucinée dans l'appartement de Julia vaut son pesant de cacahuettes !) alors que le "gratin" s'ennuie languissamment, figé dans des poses de statues couvant tout l'habituel cortège de son hypocrisie, de ses manques et de ses mensonges ...


La Police elle-même paraît décalée !
Le duo d'enquêteurs s'avère bien savoureux : L'inspecteur Corvin (Stanley Baker) traine sa grande silhouette avec une lassitude trompeuse (il s'affirmera on ne peut plus opiniâtre et éclairé !) et il fume cigarette sur cigarette alors que son adjoint arbore la parfaite panoplie du latin-lover tiré à quatre épingles ...
Les rapports avec la hiérarchie ou avec les collaborateurs de la Police scientifique se révèlent perpétuellement teintés d'un humour très british ...
Corvin sifflote constamment ; ce tic génialement utilisé (le moment où ses sifflements épousent la bande originale) dépasse le simple gimmick pour conférer une véritable épaisseur et toute son originalité au personnage.


En finalement peu de scènes, Fulci réussit à tracer un portrait assez réjouissant et aussi atypique que vivant des services de police, de leurs habitudes, de leurs méthodes parfois peu orthodoxes, des aléas et des surprises de leur quotidien comme de leurs luttes de pouvoir intestines ...
Et, bien que toujours sur le fil d'une sorte de surréalisme, le cinéaste donne naissance à des figures, des détails et des atmosphères tout aussi attachants que crédibles.



Ancrée dans l'époque de la libération sexuelle (et dans le créneau d'un cinéma-bis volontier provocateur), l'oeuvre cède une part non négligeable (et là encore, absolument jouissive !) à la sexualité et à sa représentation.
Ne débute-elle pas carrément par une séquence de saphisme (entre Carol et Julia) splendide et délicieusement troublante !

La chouette Anita Strindberg, la poitrine généreuse et galbée et le sourire carnassier, s'affiche immédiatement comme l'icône fantasmatique idéale ; et l'émoi de Florinda Bolkan se tordant de plaisir entre ses draps s'avère tout à fait compréhensible !

Un peu plus loin, la scène de la soirée orgiaque chez Julia décline toutes les variantes du plaisir charnel : à un, deux, trois, à plusieurs ... ; le corps est dépeint comme un espace de jeu et la nudité tout aussi érotisée qu'insouciante.

Dans "Una Lucertola ... ", la sexualité s'expose débridée ou alors elle est totalement refoulée : on comprend très vite que Carol et son époux font chambre à part et ne partagent plus aucune intimité depuis longtemps. Tandis que son mari trouve compensation auprès de Deborah, l'héroïne s'obsède à ses rêves lesbiens, pleins de corps dévêtus, de frôlements et d'étreintes inavouables !


C'est d'ailleurs probablement cette attirance incontrôlable de Carol pour la vénale Julia qui sera la cause principale du meurtre de celle-ci (au final, on comprendra que Julia manipulait et faisait chanter sa richissime voisine ; il n'en demeure pas moins que le mobile premier de son assassinat résidait dans l'emprise "sexuelle" qu'elle exerçait sur Carol !)


Ici encore, Fuci grossit volontairement son trait, opposant une sexualité bourgeoise (et sa combinaison : inhibitions, frigidité,refoulements, adultère ...) à l'amour libre façon "flower-power" (mais finalement tout aussi possiblement déviant : les caresses se muent souvent en menaces et les hippies se font passablement vicieux et tarés (le couple témoin, l'homme qui s'accuse du meurtre de Julia)).



Fidèle à la règle, le réalisateur n'épargne aucun de ses personnages : faibles, interessés, ridicules, malades ou machiavéliques, ils n'exudent que fort peu de sympathie !



Le cinéaste les enferme dans ses décors toujours signifiants, les plonge dans des abîmes ténébreux, des dédales de couloirs et d'escaliers, des espaces inévitablement clos, tantôt surchargés tantôt indéfinis et quasi abstraits, les observant goguenard, comme des bêtes en cage.


Le "verrouillage" intérieur, les refus, les mensonges, les barrières psychologiques des protagonistes résonnent jusque dans la permanence de leur enfermement physique.



La mise en scène très maitrisée épouse continuellement le propos.
La photographie signée Luigi Kuveiller travaille tout du long la surexposition conférant ici encore au métrage cet éclat irréel volontairement déstabilisant ;



Les extérieurs verdâtres et délavés dépeignent un Londres dépourvu de gaieté et de faste (on est bien loin du pimpant "Swinging London" !), un environnement plutôt humide, déprimant et déliquescent ...
Réhaussées par la neutralité ou la froideur des décors souvent angoissants, les couleurs chatoient : rouges, roses, jaunes ..., et le travail notable sur le noir et le blanc, les ténèbres et la lumière, s'avère aussi réussi qu'intrigant !




L'appartement "théatral" de Julia, l'étrange et labyrinthique église, les corridors de la clinique ou le cabinet du psychanalyste, délibérément noirs, sombres, comme fantômatiques, se font les écrins au creux desquels peuvent surgir et éclater à tout instant les visions les plus surprenantes, les plus inattendues (un orgue immense et écarlate, des chiens dissèqués vivants écartelés comme des étendards, la matérialisation de rêves et de meurtres et des effusions de sang ...)


Ennio Morricone, sollicité pour l'enrobage musical, signe ici l'une de ses pièces maitresses, tantôt mélodieuse et élégiaque, tantôt expérimentale, influencée par ses recherches de compositeur "classique" au sein du Gruppo di Improvisazione Nuova Consonanza.




Elégance : voici peut-être le meilleur qualificatif pour dépeindre "Una Lucertola ...".
Son envoutante beauté, son scénario au cordeau, son héroine et sa galerie de personnages bien dessinés, typés, dérangeants et toujours énigmatiques, ses audaces visuelles ..., l'alchimie aboutie de ses différents composants, tout contribue à établir cet oeuvre comme un fleuron du genre !
L'image est un régal, l'interprétation impeccable (fait non négligeable pour un Giallo !), la caméra exploite toutes les ressources imaginables (changements de focales tranchés, grand angle, transparences, split-screen ...), les effêts spéciaux spectaculaires (bien que parfois "datés" et presque exagérés : les chiens, l'oie géante, les chauve-souris ...))s'inscrivent totalement dans la poésie morbide et irréelle du contexte.



Le final, forcément explicatif, délivré dans le décor d'un cimetière au bord d'une Tamise symboliste semée de croix et de cygnes blancs sous le soleil couchant, arbore la beauté apaisée du repos : après les cauchemards, les outrances, le tumulte et la psychose, les révélations sonnent comme une libération ; démasquée, Carol suit calmement l'inspecteur jusqu'au véhicule de police et son arrestation ; le soleil orangé brille sur l'eau avant de s'endormir.