Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


Que cela ne vous empêche pas de me visiter, de me lire et de me laisser vos remarques.

samedi 31 mai 2008

Michele Soavi : Bloody Bird




BLOODY BIRD




Une troupe de danseurs amateurs répète un spectacle ayant pour thèmes le meurtre et le sexe. Alice, blessée à la cheville, est amenée en cachette à l'hôpital voisin par son amie la costumière ; l'ennuyeux, c'est qu'il s'agit d'un hôpital psychiatrique qui vient d'accueillir un criminel tristement célèbre !
Le malade réussit à s'échapper et, dissimulé dans la voiture des jeunes femmes, à regagner avec elles le studio de répétition. 
Revêtant le costume angoissant du tueur du show, le maniaque va décimer méthodiquement tous les membres de la troupe.
En effêt, par un malencontreux hasard, les artistes sont enfermés dans le théatre et la clé, cachée par l'une des premières victimes, s'avère désormais introuvable !
Metteur en scène de l'horreur, le tueur au masque d'oiseau mène donc la danse à son tour ... Alice, ultime rescapée, le demeurera-t-elle jusqu'au bout ?




Assistant réalisateur talentueux et passionné de Joe d'Amato, Lamberto Bava, Dario Argento (puis de Terry Gilliam), Michele Soavi saisit, un jour, l'opportunité de mettre en scène son premier film. Un scénario décliné par d'Amato, se fait effectivement le tremplin de cette oeuvre, une "commande", qui débouchera, au final, sur une création beaucoup plus léchée, originale et remarquable que le film d'exploitation "lambda" attendu sans aucune impatience particulière par les producteurs. "Bloody Bird" ("Deliria" en V.O) se révèle en effet immédiatement stylé, élégant et très personnel ; il porte déjà la signature d'un auteur véritable, d'un créateur à part entière ...
Là où on ne lui demandait rien d'autre que d'être un honnête "faiseur", le banal (et anonyme) réalisateur d'une production horrifique sans enjeux, Soavi révèle d'entrée une personnalité et une identité bluffantes qui viennent directement s'inscrire dans la lignée des maîtres du genre : Argento, Bava, Fulci ...
Coup du hasard, coup d'essai et coup gagnant, donc, puisque "Bloody Bird" rafle bientôt le prix de la peur au festival du film fantastique d'Avoriaz !
Un nouveau cinéaste est né !



Sous ses allures convenues de slasher rital, avec son intrigue programmée, son tueur barré et ses exécutions spectaculaires, l'oeuvre fait preuve d'un talent et d'une beauté indéniables ; son sens maîtrisé de la mise en scène, son onirisme, ce gout déjà marqué du détail étrange, des atmosphères et des couleurs, apportent un tout nouvel exemple de la subtilité et de l'élégance perverse de l'horreur transalpine.



Réalisé la même année qu' "Opéra" de Dario Argento (sur lequel Soavi fut d'ailleurs fidèlement assistant), "Bloody Bird" révèle des points communs avec ce giallo sadomaso et flamboyant :
Barbara Cupisti (alors compagne de Soavi et, ici, héroïne) tient également un second rôle dans "Opéra", on retrouve dans tous deux le monde du théâtre et de la création artistique ainsi que ces oiseaux (corbeaux contre chouette), mais surtout ils sont construits sur la même brillante idée : l'acte de mise en scène qui parasite et contamine tout et qui remplace bientôt la réalité.



"Bloody Bird" s'ouvre d'ailleurs sur la séquence du meurtre d'une prostituée qui va rapidement s'avérer faire partie d'un spectacle : ce que nous avons pris pour réel n'était qu'artifice et mise en scène !
Et, de la même manière que nous sont dépeints les aléas, les à-côté, tout l'envers du décor (ses danseurs plus ou moins professionnels, son metteur en scène caractériel et sans scrupules, son producteur veule et salace, et tous les liens, les amitiés, les jalousies, les querelles et les mesquineries qui unissent les personnages, et comme nous assistons aux répétitions (houleuses) de ce spectacle dansé qui retrace les méfaits d'un psychopathe ...), un vrai criminel va s'introduire dans le jeu et prendre les rennes de la mise en scène, se faisant d'abord l'acteur puis le directeur d'un tout nouveau show, une sorte de snuff, où les meurtres et les agonies s'avéreront cette fois bien réels !



Au final, le malade disposera sur la scène tous ses trophées macabres, agençant à son idée un terrifiant tableau mortuaire !



Le théâtre (un vieux studio loué à moindre coût) se fait le décor, le huit-clos, l'univers, où l'existence ne se limite bientôt plus qu'à une fuite, une lutte, resserrée et urgente contre une mort imminente.
Le rôle du tueur d'un show sensationnaliste est désormais interprété par un vrai psychopathe ; les fausses victimes, danseurs et danseuses, deviennent des proies et des cadavres véritables !



Les policiers eux-même se prennent pour des acteurs (l'un d'eux, Soavi himself, pour un caméo ironique !) se targue d'une (improbable) ressemblance avec James Dean.



Qui dit mise en scène et théâtre dit costumes (celui, troublant, de l'assassin, tout en noir, avec son impressionnant masque de chouette ; ceux, minimalistes et bricolés, des danseurs ; le costume grotesque de Laurel avec fausses fesses et faux seins énormes ...)




décors (le décor d'une rue (ses façades, ses enseignes ...) sur la scène devenant bientôt l'unique représentation du monde extérieur) ; l'ensemble du théatre, ses coulisses, ses vestiaires, son atelier, ses bureaux, ses couloirs, ses cintres et ses combles, arpenté et exploité en tous sens, se subtilisant à un environnement "normal" et se faisant le décor piègé dans lequel le tueur a choisi de jouer son massacre (et Soavi son film)




acteurs (les danseurs s'avèrent tous plus ou moins amateurs et sans le sou (Laurel est serveuse ; Brett se prostitue ; Corinne est étudiante ; Sybil et Dany, fauchés, hésitent à élever un enfant ...)





et metteur en scène (Peter, cruel et opportuniste, se réjouit un instant de la publicité occasionnée par le meurtre de Betty, la costumière, et compte bien en tirer profit ; il ignore qu'à ce moment là, il n'a déjà plus du tout les cartes en main et que c'est Irvin Wallace, le maniaque, qui a désormais pris sa place !)




Les accessoires initiaux (des masques, des mannequins ...), se retrouvent détournés (le tueur revêt le masque de chouette ; il coiffe d'une vraie tête (tranchée) le corps d'un mannequin ...) et remplacés par d'autres (une chignole, une tronçonneuse, une hache, des clés, un extincteur, une montre, des plumes ...)





C'est dorénavant l'assassin qui agence les éclairages, qui choisit la musique et place les acteurs à son idée (ou tout du moins leurs dépouilles !)
Son mutisme constant et d'autant plus terrifiant (rejoignant les mémorables Mickael Myers et autres Jason ...) s'oppose aux ordres et aux vociférations de Peter et aux hurlements et aux pleurs stériles des victimes.





Soavi, en élève appliqué et passionné, a bien retenu les enseignements de ses maîtres (et de Dario Argento tout particulièrement). Il joue habilement sur les antagonismes et les oppositions (Ouverture/Fermeture ; Lumière/Obscurité ; Vacarme/Silence ; Haut/Bas ; Solitude/Groupe ...) pour une exploitation maligne et maximale des ressources de son intrigue et de celles de son décor pratiquement unique.





Magnifiant la banalité horrifique de son propos par le biais d'une photographie classieuse et d'une cohérence chromatique constante, utilisant des plumages neigeux, les toiles d'un ciel peint ou de rideaux de douche, des combles sombres et piégées, un carrosse incongru ou les dessous ajourés de la scène du théâtre, pour concocter des séquences inoubliables, il associe des cadrages léchés et une esthétique remarquable, un étirement angoissant des situations ou la précision afutée de son montage à la crudité parfois gore de ses meurtres.





Le principe du huit-clos, au départ conditionné par des raisons budgétaires, renforce l'inquiétude, l'impact et la réussite de l'oeuvre.
Le piège est constant.
D'abord figuré par l'image d'un aquarium à l'hôpital et par celle des barreaux d'une chambre-cellule d'où s'évade le psychopathe, il se retrouve dans cette salle d'essayage ténébreuse où Laurel, enfermée dans sa cabine, est confrontée aux assauts du tueur ( elle croit que c'est un mauvais tour joué par Brett) pour s'étendre au studio, au théâtre tout entier, désormais devenu la prison dans laquelle tous les protagonistes sont incarcérés ...





Et si le maniaque est indubitablement coupable (il a, à son actif, déjà bon nombre de crimes sordides), les personnages s'avèrent également plus ou moins "fautifs", vicieux et responsables d'actes et de réactions condamnables, et donc tous semblablement coupables (Peter se révèle méprisant, froid, calculateur et potentiellement infidèle ; c'est lui qui a donné l'ordre à Corinne de les enfermer et de dissimuler la clé (dont elle ne pourra révèler la cachette puisqu'elle mourra la première !) ; Brett et Laurel ne répugnent pas à vendre leurs charmes ; ils ne cessent de s'insulter et de se faire des coups bas ; Laurel abandonne traitreusement Alice, blessée et évanouie et elle manque, un instant, de trahir sa cachette pour la livrer en pâture au maniaque ; le producteur a l'allure d'un escroc ; il est veule, lâche et libidineux ; Sybil et Dany s'obstinent à faire des enfants alors qu'ils ne peuvent pas les garder (Sybil a déjà avorté) ; Alice et Betty sont finalement responsables d'avoir enfreint l'interdiction de quitter le studio et, surtout, coupables d'avoir introduit le criminel ...)
Tous se révèlent pour finir méprisables ou fautifs !
Leur obscénité, leur violence, leur égoïsme et leur bassesse trouvent un écho à peine exagéré dans la vulgarité, l'opportunisme (et l'amateurisme) du spectacle qu'ils répètent : une succession de tableaux grossiers où crimes, forfaits et viols sont mécaniquement chorégraphiés.
Une nouvelle fois, réalité et artifice se rejoignent et se confondent !




Victimes de leurs propres entorses aux réglements (c'est d'ailleurs une entorse à la cheville qui va tout déclencher), ils vont créer les conditions de leur perte, se pièger eux-même ...
Et les châtiments, les exécutions, brutales et crues, n'épargneront personne : seringue plantée dans la carotide, pioche en pleine figure, coups de couteau, chignole qui traverse une porte et le corps qui y est plaqué, démembrements et charcutage à la tronçonneuse, décapitation, corps sectionné en deux morceaux ...






Le thème de la coupure physique (ces corps blessés, tailladés, tranchés ...) devient un motif plus global : coupures d'électricité et de téléphone ; coupure de la musique ou de la bande-son (dont le cinéaste joue lui-même : la séquence où Alice fouille les tiroirs du bureau à la recherche de doubles des clés, rythmée tantôt par des percussions, tantôt par leur arrêt brutal, soulignant le silence et la vigilance de l'héroïne (Le maniaque rôde dans les parages. Se rapproche-t-il ? A-t-il entendu le bruit qu'elle faisait ?) ; cette autre scène, superbe et jouissive, dans laquelle la brusque coupure de la musique qui berçait le sommeil (?) du tueur, lui révèle le bruit de la clé tombée sous la scène et la présence d'Alice ...) ; coupures, découpages, modifications du spectacle ; grosses coupures des billets dont est empli l'attaché-case du producteur ; coupure de presse du journal qui relate les faits dramatiques et le nombre dérangeant des cadavres (il en manque un ! et pour cause !) ; ce câble auquel l'assassin se ratrappe in extremis et que l'héroïne tranche laborieusement à coups de hache ...



Et, de la même façon, le motif de la pointe des armes ou des objets détournés pour se défendre (couteaux, pioche, aiguille, épingle, foret ... ) se retrouve constamment (pointes des chaussons de danse et des chaussures à talons que l'on sème ou que l'on coince dans un plancher vermoulu ; clou utilisé pour déloger une clé fichée entre les lattes de bois de la scène du théâtre ; piques incessantes des méchancetés, des allusions ou des reproches que se lancent les personnages ...)




Car, bien que regroupés et (faussement) unis face au danger, les protagonistes se révèlent, en définitive, plutôt individualistes, indifférents et prêts à tout pour sauver leur peau (Peter ne semble guère traumatisé par le massacre de son amant ; plus loin, il repousse Laurel, s'en servant comme d'un bouclier contre l'assassin ;




L'agonie de Corinne n'empêche nullement les uns et les autres de la secouer sans ménagement pour lui arracher l'aveu de la cachette de la clé ; Laurel a l'ultime réflexe de désigner Alice au tueur alors qu'il ne l'avait pas remarquée (elle l'avait auparavant déjà fait tomber d'une échelle ...)
Une humanité décidément bien peu reluisante !




Le psychopathe, lui, déshumanisé et comme indestructible, semble tout droit surgi d'un cauchemar.
Son masque énorme et fixe, son mutisme, la tranquille et lourde lenteur de ses déplacements, cette apparence presque surnaturelle, le rendent d'autant plus terrifiant !
Le clin d'oeil final (il a chuté de très haut, a reçu des coups de clou dans le visage, a été brûlé vif puis finalement anéanti d'une balle en pleine tête ... la caméra s'arrête sur sa dépouille ; il ouvre alors les yeux et nous sourit ! ...) entérine son aspect immortel, monstrueux et presque irréel.



A la fois "classique" et classieux, onirique et réaliste, gore et splendide, programmé et surprenant, "Bloody Bird" (ou "Deliria" ou encore "Aquarius" ("Stagefright" pour la version U.S)) marque la naissance d'un nouveau nom du Fantastique italien.
Et si son intrigue, beaucoup plus linéaire et traditionnelle que celles des oeuvres qui suivront, ne représente pas encore pleinement l'univers complexe et passionnant du cinéaste (beaucoup plus mystique, symboliste, étrange et novateur), on perçoit néanmoins déjà son gout prononcé des "ambiances" et de l'artifice, cette violence brute et spectaculaire alliée à une esthétique sophistiquée, cette introduction (récurrente au fil des oeuvres) des motifs animaliers (des oiseaux, des plumages ...), du thème de l'enfermement (dans des lieux, des convictions, un destin ...), cette théâtralisation du jeu et des décors et ces représentations d'assassins, de messagers de la Mort, toujours tout-puissants, indestructibles et mus par des forces ou des pouvoirs infernaux ...



Plus qu'un essai, plus qu'un simple exercice de style ou un slasher de plus, "Bloody Bird" imprime la rétine, la mémoire et l'inconscient et demeure une splendide entrée en matière !
Michele, bienvenue !