




Et, si les conclusions sont, en fin de compte, assez prévisibles : le malade du téléphone se révèle une amie amère qui réussit à s'introduire chez sa victime ... pour mourir finalement à sa place alors qu'elle allait lui révèler toute la supercherie ; la famille slave (et jusqu'au héro lui-même) succombe toute entière aux morsures d'amour des Wurdalaks et la voleuse de "La Goutte d'eau" est hantée par la présence hideuse et culpabilisante de la morte ; elle s'étranglera de ses propres mains alors que la bague continuera à susciter des convoitises ... ; la chute ultime déconcerte.
Boris Karloff, le patriarche vampire des "Wurdalaks" est représenté sur son cheval, galopant dans la nuit ; la caméra s'écarte et découvre l'effêt : une fausse monture, un décor tout ce qu'il y a de rudimentaire et des assistants tenant et agitant les branchages qui figuraient la forêt traversée par le cavalier.

Sacrifiant à l'exercice du film à sketches, très en vogue dans les années 60-70 (et tout particulièrement en Italie), Mario Bava utilise ce prétexte et celui d'un florilège d'histoires d'épouvante, assorti d'une (fausse) référence et caution littéraire (rien moins que Tchekov, Tolstoï et Maupassant sont crédités à l'origine de chacun des segments), pour livrer finalement la preuve éclatante de son talent et de toute l'étendue de son registre.


Effectivement, le film va se développer creshendo : à l'apparente froideur et au traitement plus "simple", condensé et moderne du "Téléphone", succède le gothique de plus en plus flamboyant des "Wurdalaks" pour déboucher sur la débauche chromatique et l'horreur somptueuse de "La Goutte d'eau". L'angoisse de la première partie cède la place au conte noir pour aboutir aux terreurs spectrales et psychologiques.

Et le traitement du cinéaste épouse le choix des histoires à chaque fois un peu plus marquées dans la peur et l'horreur. "Le Téléphone" adopte une tonalité "sobre" et giallesque ;








Quant à "La Goutte d'eau", c'est l'explosion de la "Bava's touch", ce mélange inimitable de classicisme et de modernité, ce déluge de couleurs et d'effêts, cette utilisation subtile des décors, des objets et des sons, ce gout des fétiches, du macabre et de l'enluminure.




L'enfermement est constant, la fuite et l'échappatoire impossibles ou voués à l'échec, l'effroi, la peur et la mort inéluctables.









La transmission se fait également constante : transmission téléphonique ; transmission du vampirisme ; transmission d'un bien ( la bague d'une morte). Et si l'on ne donne pas, eh bien, on vole : on vole la confiance d'une amie (Mary effrayait Rosy par vengeance), celle d'une famille et de parents, celle d'une patiente dont on baffoue le repos éternel ; on vole les vies, on vole un enfant, on vole le bijou ...




Et la mort devient évidemment le seul destin possible, adoptant l'apparence d'un criminel revenu pour se venger de celle qui l'a "vendu", d'un fléau aussi légendaire que réel et réellement dangereux ou d'un fantôme qui vous pousse au suicide.









Et chacun des sketches ramène à une oeuvre antérieure ou à venir : " Le Téléphone" rappelle à la fois "La Fille qui en savait trop" (l'enfermement et les coups de fil anonymes ; l'appartement de Rosy comme une relecture de celui de Laura (même gout des piliers, des arches, du fer forgé ...)) et "6 femmes pour l'assassin" (le téléphone rouge ; l'érotisme discret; la dimension giallesque ...) ;




"Les Wurdalaks" rappelle toute l'inspiration "classique" et gothique du réalisateur et s'apparente au beau "Le Corps et le Fouet" et "La Goutte d'eau" préfigure les excès stylistiques d' "Opération Peur" mais également de "Lisa et le diable", de "Baron Blood" ou d' "Une Hache pour la lune de miel" (le cadavre dans le lit ; l'immense et ancienne demeure ; le spiritisme et les fantômes ...)
Les choses et les objets les plus banals deviennent brusquement hostiles ou acquièrent une dimension exagérée : un téléphone, des bas, une robe de chambre, un regard phosphorescent, une mouche, un gramophone, de l'eau qui coule sans cesse goutte à goutte ...




Et les couleurs fusent : blancs, jaunes et rouges prédominants pour "Le Téléphone" ; bleus, verts et bruns pour "Les Wurdalaks" ; roses, violets, verts et bleus dans "La Goutte d'eau" ; leur utilisation, sage et canalisée tout d'abord, commence à devenir plus fantasque avec la contamination progressive du clan des "Wurdalaks" pour finir par tout éclabousser dans la dernière partie. Les éclairages fluorescents du couvent en ruine où Vladimir et Sdenka croient se réfugier se font systématiques pour la description des appartements de l'infirmière et de la morte dans le troisième segment.
Et si ce sont les thèmes liés de l'amour et de la mort qui rapprochent "Le Téléphone" et "Les Wurdalaks" (amour trahi, amour lesbien, amour filial, amours vampiriques, coups de foudre (Vladimir et Sdenka) ...) c'est celui de la vengeance qui réunit le premier et le dernier sketch (vengeance d'amant(e)s repoussés ou trahis ; vengeance d'outre-tombe)



Le regard du spectateur, celui du réalisateur, à chaque fois différent et pourtant toujours fidèle à lui-même, s'amusant à proposer trois éclairages variés et opposés, trois regards sur le Fantastique, se plaisant à concocter chacun à la manière giallesque, traditionnelle ou d'une façon ouvertement personnelle, se prolonge dans l'obsession du regard en tant que thème et que "figure", motif, récurrent (ce qui sera également l'un des tics de Dario Argento) : Rosy se croit épiée par celui (celle) qui la harcèle au téléphone, lui décrivant ses faits et gestes et prétendant être tout près ; elle est effectivement observée par un ex amant qui vient de s'évader de prison. Les vampires ne cessent de presser leurs visages hagards et cernés contre les carreaux de la maison ; le patriarche, menaçant, observe Vladimir durant son sommeil ; le regard de Sdenka, devenue vampire à son tour, luit étrangement et hypnotise le héro.


Le cadavre de la vieille aristocrate garde toujours les yeux écarquillés comme si rien ne devait lui échapper ; morte au final, l'infirmière arborera un même regard halluciné et horrible ...





Et des liens secrets peuvent s'imaginer, tissant des rapprochements moins immédiatement lisibles entre chacune des trois histoires. Ainsi, si Rosy, alertée par les appels du malade, a le premier réflexe de cacher ses bijoux sous son matelas, c'est aussi à cause de cette infirmière sans scrupules qui hésite si peu avant de dérober traitreusement sa bague à la morte qu'elle était venue préparer. Ainsi, l'appel téléphonique de la domestique de cette morte n'est-il pas, après tout, une mise à l'épreuve, un piège, tout comme les coups de fil malveillants dont Mary assaille Rosy ? Et le criminel qui étrangle Mary avec un bas, croyant, tout d'abord, qu'elle est celle qui l'a trompé et livré, n'annonce-t-il pas le sort qui attend la trahison et le vol de l'infirmière ?



Si Rosy comme l'infirmière boivent des alcools forts, n'est-ce pas, plutôt que pour se donner du courage, pour être certaines de chasser tous remords ou srupules ? Le couteau avec lequel Rosy finit par tuer son ancien amant, n'est-il pas le même que celui qui manquait à la panoplie accrochée au mur de la ferme des "Wurdalaks" ? Et la robe de chambre blanche de Rosy, pareille à une robe du soir, cette tenue d'intérieur que Mary lui empruntera au matin et qui l'identifiera à son amie, ne rappelle-t-elle pas la robe blanche dont l'infirmière habille la morte et que les policiers retrouveront sur son lit, la prenant pour sa chemise de nuit ? Et puis, ne serait-ce pas l'une des victimes vampirisées, un Wurdalak, qui presserait son oeil derrière les stores de l'appartement de Rosy ? Le lit de l'héroïne du "Téléphone", celui de Sdenka, celui depuis lequel sa belle-soeur entend les gémissements déchirants de son fils, ces couches improvisées dans les ruines pleines de squelettes du vieux monastère, tout comme l'imposant baldaquin, comme un castelet, un petit théatre macabre, de la vieille trépassée de "La Goutte d'eau", symbolisent tous très explicitement le sommeil prochain et éternel de la mort.




Même si par-delà le décès, fantômes, vampires et morts-vivants ne cessent jamais de tendre leurs bras et leurs regards déshumanisés, même si les guéridons, les tarots divinatoires et les chiens et les chats sentent et marquent toujours leurs présences.

Comme le confirme toute l'oeuvre de Mario Bava, fourmillant de revenants et de spectres, et continuellement fascinée par la mort, et comme le dira l'un des protagonistes de l' "Inferno" de Dario Argento (disciple reconnu du cinéaste et maître à venir de l'horreur transalpine ("Inferno" fut d'ailleurs la dernière oeuvre à laquelle Bava contribua)) : "Nos vies sont régies par les morts !"
Malgré tout, et tout comme Argento, d'ailleurs, Mario Bava se réclame et se revendique l'artisan, le "faiseur", le bricoleur génial mais invariablement humble, d'un cinéma de genre qui dépasse les cadres et les conventions pour accoucher finalement d'une oeuvre admirable, personnelle, passionnée et beaucoup plus dérangeante, complexe et engagée qu'il n'y semblerait à première vue !
La fin étonnante de ces "3 visages de la peur" témoigne non seulement d'une volontaire et ironique rupture de ton, une sorte de "C'était juste pour s'amuser, pour jouer à se faire peur ; c'était du bluf, du semblant, du chiqué...", mais également d'une volonté de souligner l'artifice, de désigner en même temps la simplicité, le ridicule et la gaieté, le côté rudimentaire et artisanal de la fabrication d'un film mais par là même toute la magie du 7e art.
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