Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


Que cela ne vous empêche pas de me visiter, de me lire et de me laisser vos remarques.

samedi 17 mai 2008

Mario Bava 2 : 6 femmes pour l'assassin



6 FEMMES POUR L'ASSASSIN


La maison de couture "Christian" se fait le cadre d'un meurtre atroce : une jeune manequin est étranglée par un mystérieux et sinistre personnage, ganté et masqué.
Evidemment, tous les protagonistes s'avèrent potentiellement capables d'avoir commis ce crime.
Et, lorsque le journal intime de la victime est retrouvé, chacun semble, plus que jamais, sur le qui-vive : manequins, patrons, amants, amis, couturier et régisseur ... ; tous ont vraisemblablement quelque chose à se reprocher !
Le journal, passant de main en main, se fait donc l'avis de décès des jeunes femmes trop curieuses.
Mais, alors même que tous les suspects étaient retenus au commissariat, un nouveau meurtre est commis.
Le tueur, que la Police imaginait lié à la maison de couture, n'a-t-il finalement rien à voir avec les secrets et les manigances qu'elle semble dissimuler ?
Bien sûr que si !


Exercice de style éblouissant, rutilant vivier d'images et de figures, "6 femmes pour l'assassin" se sert d'une trame prétexte et plus que basique (des femmes meurent dans un univers clos ; qui est le tueur ?) pour s'attacher au maximum à la mise en scène et à l'esthétique.

La programmation du titre s'avère donc sans réelle surprise.
Ce qui saute au visage dès le générique, c'est l'enrobage.
Couleurs, décors, cadrages, atmosphères ... : tout est stylisé, composé minutieusement, exacerbé ...et magnifique !
La mort, la mode, les femmes ... : l'oeuvre brode ses enluminures autour des thèmes de prédilection du réalisateur.


Bava abandonne un instant l'épouvante gothique et baroque de ses deux oeuvres précédentes ("Le corps et le fouet" et "Les 3 visages de la peur") pour le polar pervers et violent et un univers aussi contemporain (en tous les cas à l'époque de sa sortie : les années 60) que profondément décalé et délibérément artificiel.

Le Giallo acquiert, ici, ses lettres de noblesse et une dimension quasi-mythique.
Et, si "La fille qui en savait trop" puis le sketch "Le Téléphone" (qui ouvrait "Les 3 visages de la peur") avaient déjà posé les fondations du genre, "6 femmes pour l'assassin" s'en fait une démonstration encore plus poussée et plus aboutie.


Ici, l'artifice frôle l'abstraction, le cinéma-bis devient tragédie, le film de genre se fait oeuvre d'art ...
Le tueur étrange et icônisé fait songer à une entité spectrale, les mises à mort à des bijoux graphiques et l'atmosphère, tout à la fois violente, érotique et terrifiante, est célébrée dans une suite de tableaux qui ritualisent et figent la Mort comme un protagoniste à part entière !

Assèchée et en même temps théatrale et grotesque, l'intrigue ne sert que pour le plaisir pervers de ces célébrations mortuaires et grandioses.

Récapitulons :
Style, perversion, mort, artificialité, violence et onirisme ... ; tous les ingrédients se trouvent réunis et le Giallo (tout d'abord genre littéraire, à l'époque totalement en berne !) peut renaître cinématographiquement (et donner lieu aux variations et aux mises en scène multiples de réalisateurs plus ou moins inspirés !)
On aurait tendance à penser que la minceur de la trame permet le délire et la débauche du traitement, ce qui n'est pas forcément le cas (voir Dario Argento et les intrigues "au cordeau", complexes et quasi-psychanalytiques de "L'Oiseau au plumage de cristal", de "4 mouches de velours gris " et surtout des "Frissons de l'Angoisse").


Ici, c'est délibérément que Bava utilise un scénario qui tient davantage de l'ossature, une sorte de prétexte à la Agatha Christie (un lieu fermé, des personnages tous suspects ...) pour mieux le détourner, le pervertir et le réinterprèter.

Et le ton et l'intention sont affichés dès le générique (européen) : les protagonistes de l'histoire sont représentés tour à tour, figés au milieu de mannequins et, finalement, semblables à eux.
Les personnages n'ont aucune épaisseur ; ce sont des marionnettes, ici, toutes mues par des pulsions peu avouables (le meurtre, l'interet, la dépendance, le chantage, le mensonge ...)

Et c'est un meurtre inaugural et aussi trivial que rebattu (la femme et l'amant qui ont manigancé pour tuer le mari, maquiller son crime en accident, et pour récuperer sa fortune et la direction d'une maison de couture), crime d'ailleurs commis bien avant le début de l'histoire (auquel il est fait allusion mais que nous ne verrons pas), qui est à l'origine de tout ce qui va suivre.
Effectivement, une jeune mannequin a tout appris et s'est mis en tête de faire chanter les assassins ! Idée stupide qui la mènera évidemment très vite à la mort.
Le hic, c'est que la curieuse avait consigné cette information plus que compromettante dans son journal intime (tout comme elle y avait détaillé les secrets plus ou moins reluisants de ses collègues et amis !) .
A la mort de l'inconsciente, et lorsque le journal est inopinément retrouvé, chacun se tient en alerte : nul ne veut que les informations qui le concerne soient divulguées et nul n'a envie de servir de bouc émissaire à la Police (les secrets tenant lieu de mobiles tout à fait valables pour le meurtre d'Isabelle !)
Et le tueur masqué (qui peut donc être n'importe lequel des personnages) continue évidemment de trucider pour sauvegarder son anonymat.
Le meurtre appelle le meurtre.


Au final, le couple d'assassins (la comtesse et son amant, les directeurs de la maison de couture) en arrivera même à s'entredéchirer et la femme, trompée, exhalera son dernier soupir sur la dépouille de l'amant qui l'avait trahie et qu'elle vient de tuer, pour une conclusion en forme de tragédie grecque !
La dernière image : ce téléphone rouge dont le combiné se balance dans le vide, ramène à la première : l'enseigne de la Maison Christian, rouge elle aussi, décrochée par l'orage, qui se balançait en gros plan, dévoilant le cadre de la sombre histoire à venir ...


La maison de couture, temple de la beauté, du luxe et du faste, se fait l'écrin idéal et antinomique de la cruauté et de la bassesse.
Meurtres (plus ou moins sadiques), chantages, drogue, prostitution, liaisons secrètes,
avortement, dettes, vols, espionnage, tromperies, manipulations et mensonges ... : l'humanité ici représentée est bien entendu pleine de vices !
C'est un monde sur la brèche, instable et passablement pourri qui est, ici, (grossièrement) dépeint.
Bien sûr, les archétypes et les obligations propres au genre ne peuvent s'épanouir qu'à cette condition : la mise en place d'un univers foncièrement mauvais et coupable !


L'élégance, le chic et l'élitisme (comtesse, marquis ...) du microcosme choisi tranche avec la noirceur et la bassesse de sa réalité.
Une aristocratie à la ruine, des parvenus arrivistes et dépourvus d'affect, des filles vénales et interessées, des artistes ratés et toxicomanes ... : le "gratin" et la soit-disant Haute-société s'avèrent une jungle hostile et un monde d'apparences où l'intéret personnel, l'argent et le pouvoir priment, sans scrupules, sur tout le reste.
A l'image de cette enseigne rutilante, rouge et or, qui se décroche sans cesse, la Maison Christian révèle la face caché, sombre et sordide, d'une respectabilité basée sur la position sociale.

En cela, le Giallo peut s'affirmer comme complètement "gauchiste", les possédants et les élites y servant bien souvent de cible et se faisant régulièrement le vivier et le coeur du mal.
Au-delà des conventions du genre, et même si le message n'est que suggèré (et finalement banal et archiconnu), c'est à une mise en boite, à une critique du pouvoir et du matérialisme que nous convient ces oeuvres.
Mannequins et marionnettes, dans tous les sens du terme, ces figures sont-elles pour autant dépourvues de toute responsabilité ? Est-ce le monde (la société, ses conventions, son espèce d'irrémédiabilité, comme une prédestination) qui pourrit l'homme ou l'homme qui détruit et perverti le monde ?

Toujours est-il que tout n'est qu'apparence (autre thème, presque obligatoire, du Giallo)!

Mario Bava célèbre ses éclats séducteurs à grand renfort de couleurs outrancières et de décors incroyables ; on frôle le Surréalisme par l'accumulation souvent gratuite des accessoires : mannequins de toutes sortes, miroirs, tentures, bouquets, statues ...
L'espace est continuellement théatralisé, ornementé jusqu'à saturation ...

Tout cela confère une dimension onirique et une importance à la moindre action, au moindre mouvement.
De la même façon, le jeu des comédiens est très appuyé et caricatural et les gros plans sur les visages, tour à tour suspicieux, inquiets, interrogateurs ou effrayés, soulignent ponctuellement la progression dramatique tout en accentuant encore l'artificialité et la théatralité de l'ensemble.


En même temps, c'est dans les séquences de meurtre que le réalisateur se "lâche" le plus, concoctant de véritables joyaux visuels où la terreur et la magnificence s'allient merveilleusement.
Le meurtre d'Isabelle dans le parc de la maison de couture, un parc plein de brume, de vent et de bruissements, s'affiche comme un splendide cauchemard en vert, en bleu et rouge ;


Celui de Nicole, pousuivie dans le dédale d'une boutique d'antiquités inimaginable, s'inscrit comme un déluge de couleurs tranchées et de jeux de lumière ;

















La mort de Peggy ramène à des évocations plus gothiques, où les souterrains et l'apparence énigmatique et sinistre de l'assassin renverraient presque au "Fantôme de l'Opéra" ;
pour Taoli ou Greta, c'est le sens du détail (une harpe frôlée, un cadavre qui a changé de place, le sang qui empourpre l'eau d'une baignoire ...) qui prime et qui souligne l'imparable mise en scène.
Et les filles meurent comme elles l'ont, malgré elles, programmé :
Isabelle avait voulu se faire maître-chanteur : elle meurt étranglée.















Nicole, qui voulait remuer le passé en livrant le journal intime, finit suppliciée par un instrument moyen-ageux.









Peggy a eu la malheureuse idée de bruler le journal et périt donc brulée vive contre un poelle incandescent.


Greta, qui vivait une liaison illicite (ou en tous les cas tenue secrète) avec le marquis, meurt étouffée.


Taoli désire quitter la maison de couture et le pays : elle est noyée dans sa baignoire.

Christiane, enfin, a eut le tort de tomber amoureuse de son assistant : il la trahit et s'arrange pour la faire mortellement tomber lors de sa fuite d'un appartement par le balcon.

Ainsi, la description des différents couples débouche sur un constat plutôt négatif :
Morlacchi n'a finalement séduit Christiane que pour sa richesse ; Marco est épris de Peggy qui le repousse ; Franco, l'antiquaire, est un cocaïnomane qui utilise Nicole et Isabelle ; Greta prétend être fiancée au marquis alors qu'elle n'est que sa maîtresse ...

















Globalement, les femmes, finalement plus sentimentales, se révèlent souvent les victimes et les instruments de leurs conjoints.
Christiane, la comtesse, ira jusqu'à tuer Greta puis Taoli (et à prendre le relais de son amant assassin) pour disculper celui qu'elle aime ; manipulée constamment, elle ne soupçonnera pas Morlacchi de profiter du dernier meurtre (selon ses dires destiné à faire accuser la victime, soit-disant suicidée) pour se débarrasser d'elle !
C'est une femme brisée (dans tous les sens du terme d'ailleurs : elle est mortellement blessée à la suite de sa chute de l'immeuble où elle vient de tuer Taoli et où elle a cru être cernée par la Police) qui voit s'écrouler toutes ses certitudes avant de finir par s'écrouler elle aussi, morte à son tour.



Suivant son habitude et les recettes éprouvées du polar transalpin, Mario Bava multiplie les fausses pistes et les indices erronés :
L'employée de maison de Peggy et de Taoli arbore un imperméable sombre semblable à celui du tueur ; lors du meurtre de Peggy, on voit l'assassin sortir un calepin à la couverture de cuir ornée de fleurs de lys, calepin par la suite identifié comme appartenant à Morlacchi (or, celui-ci était retenu en garde à vue pendant le meurtre de Greta !) ; Marco semble continuellement mal à l'aise, on l'aperçoit avaler des cachets en catimini (on apprendra plus tard qu'il est épileptique !) ; le journal intime que Nicole range dans son sac à main aimante tous les regards (il ne sera plus en sa possession lorsque le tueur le recherchera) ;


Taoli tourne et paraît traficoter on ne sait quoi autour de la voiture de Greta avant de quitter la maison de couture ; on saura, un peu plus tard, qu'un cadavre (celui de Peggy) etait dissimulé dans le coffre de l'automobile (mais c'est Christiane qui, en fait, l'y avait placé !) ...

Faux témoignages, faux alibis (Franco demande au marquis de mentir à la Police afin de les disculper tous les deux), faux suicide (la noyade "maquillée" de Taoli), fausse richesse (le marquis s'avère au bord de la ruine), faux amour, faux accident de voiture (celui du mari de Christiane, en fait : un meurtre !), fausseté des rapports et des amitiés, fausses pistes ... :
le mensonge prime sans vergogne.
Mais les secrets, comme les passages secrets (celui dissimulé derrière une étagère dans le bureau de la direction de la maison de couture, débouchant sur des caves gothiques) sont faits pour être utilisés, divulgués et pour nourrir le drame.


La violence des mises à mort, souvent précédées de luttes et de coups (Peggy est littéralement passée à tabac !), n'a que peu de relief en regard à la violence sournoise mais ténue des rapports humains et de la vie !

Un érotisme discret, mais cependant notable, vient pimenter d'une note aussi perverse que vénéneuse, le représentation de cette violence :
Isabelle, étranglée, est ensuite trainée par le tueur comme un vulgaire paquet, dévoilant ses jambes, son porte-jarretelles et ses dessous ; Nicole se retrouve la robe déchirée et à demi-nue, dans la traque qui l'oppose au maniaque ; Greta, qui a déplacé le cadavre dissimulé dans son coffre de voiture, souillée de sang, va se changer...avant d'être exécutée à son tour ; Taoli est en sous-vêtements lorsque Christiane la noie puis lui ouvre les veines ...

Des liens étroits, continuellement tissés entre la mort et le sexe, le désir, le plaisir et le meurtre ...





Bleus, verts, violets, roses, rouges ou jaunes, les éclairages contrastés de Mario Bava exacerbent les aspects fantasmatiques et cauchemardesques de l'intrigue.
De la même manière, la permanence des arches, des arceaux, la superposition des formes et des cadres, les cages et les enjolivures des drapés, des tentures, des rideaux, enferment sans cesse les protagonistes dans des enchâssements de couleurs et de textures, étouffant, feutrant et magnifiant les horreurs qui se trament.


Véritables labyrinthes, toiles d'araignée précieuses et sophistiquées, les intérieurs (et tout particulièrement le décor de la Maison Christian), tout à la fois étranges et grandioses, en même temps rassurants et effrayants, se font acteurs à part entière.

Bava aura de nouveau recours au décor mortifère et splendide d'une maison de couture pour l'un de ses films suivants ("Une hache pour la lune de miel") ; là encore, la démesure stylistique s'associera aux épanchements sanglants, la beauté à la folie et à la mort ...
Mais c'est ce premier véritable Giallo qui demeurera dans les annales.
Chic, grandiloquente, chatoyante, impitoyable, et aussi futile que primordiale, aussi pleine d'artifice qu'essentielle, l'oeuvre s'affiche comme un fabuleux théatre de (Grand) Guignol réservé aux adultes, aux fétichistes et à tous les amoureux du 7e art.
Gloire au Giallo !


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