






Ici, la ville-fantôme, le cimetière et la Maison Graps se font les prétextes d'un enchantement visuel et de délires plastiques aussi vénéneux qu'inoubliables !


A l'apparence rude, dépouillée, ancestrale et presque "tribale" du village à la dérive, Bava oppose le faste déliquescent et les apprêts fanés et pourrissants de la vieille demeure.
Pour spectre, il choisit une petite fille blonde et pâle, tout de blanc vêtue ; on retrouve cette silhouette marquante chez Fellini dans son magnifique "Tobby Dammit" tiré des "Histoires extraordinaires" (pompage ? emprunt ? hasard ou hommage ?)


Et, d'un bout à l'autre de l'histoire, le drame est là, ténu, palpable, pour une intrigue qui ne sacrifie pas un instant à l'humour, au second degré ni au relâchement du mystère et de la tension.
Tout commence par la fuite terrorisée et le suicide (?), l'accident mortel, d'une femme. Réfugiée dans un batiment désaffecté, elle tombe (ou se jette ?) dans le vide et s'empale sur les pics d'une grille. On aperçoit les jambes blanches d'une fillette et on entend son rire sinistre ... Le mystère est planté d'entrée de jeu et le générique peut alors s'afficher rouge et violent
Après cette entrée en matière, Bava introduit immédiatement son héro :
la séquence suivante le désigne lors de son arrivée sur les lieux du drame.
On se retrouve immédiatement propulsé dans l'univers du rêve et du conte :
Des ruines imposantes, des batiments et une église à moitié écroulés et un cercueil porté par des hommes cagoulés de pourpre qui déambulent étrangement dans ce qui semble les vestiges d'une ville, des restes de rues, des façades aux trois-quart détruites ...
Un carrosse surgit, presque incongru au milieu de tant d'abandon et de désolation ; Paul, le médecin héro de l'histoire, arrive. Il doit se résoudre à descendre car le cocher, effrayé, refuse d'aller plus loin. Continuant donc à pieds, le jeune homme franchit les arches successives de murailles antiques avant de se retrouver au coeur du village.
Il a pénétré le monde magique, une sorte de 4ème dimension, un univers primitif, isolé et replié sur lui-même, tout vibrant de croyances et de rites païens, enfoncé, conditionné par des superstitions aussi inquiétantes que ridicules.
Dans cet endroit, le temps s'est arrêté ; le cadran de l'horloge du fronton dévasté de l'église, un cadran nu, le spécifiait déjà au curieux.
Et, comme on entre dans un rêve, Paul va découvrir les secrets, les mystères et les drames qui couvent et empoisonnent cet endroit.
Hypnotique et malveillante, l'atmosphère va dérouler ses anneaux nébuleux.
Et l'endormissement et la catalepsie s'affirment comme un motif répété tout au long de l'oeuvre : Le sommeil définitif des morts ; le sommeil agité d'une jeune fille possédée ; le sommeil entrecoupé de rêves (prémonitoires) de Monica ; les évanouissements (Paul, Monica ...) ; l'état somnambulique des victimes, comme "enchantées" et poussées au suicide ; jusqu'à la musique répétitive et lancinante ... Mais, plus que tout, c'est ce village minéral et rongé par les mousses, qui figure le mieux un sommeil maléfique contraignant au silence et à la peur. Et cette spirale hypnotique de l'escalier en colimaçon de la Maison Graps, revient comme un gimmick visuel pour mieux représenter encore l'endormissement qui frappe et délimite cet univers (de la même façon, les vues subjectives d'une caméra se balançant d'avant en arrière dans le cimetière et figurant l'enfant morte sur sa balançoire donnent l'effêt des oscillations d'un pendule qui chercherait à plonger sous hypnose le spectateur).
Et les lits se font les lieux non plus du repos mais d'une contamination funeste ou de la communication avec l'Au-delà (Nadine, le fille des aubergistes, se lèvera du sien pour venir s'empaler sur un chandelier à pointe et Monica émergera d'un rêve pour découvrir sur sa couche une poupée laissée par le fantôme (qui n'est autre que sa soeur !) ; Imposant et semblable à un catafalque, le lit à baldaquin de la baronne Graps trône, rouge et noir, au milieu de la chambre où elle invoque les esprits ...)
Semblablement, les cercueils, les fosses du cimetière et la tombe de Melissa signifient le repos éternel (refusé aux suicidés à moins qu'on ne veille à leur introduire une pièce d'argent dans le coeur ; interdit à jamais au fantôme de l'enfant sans cesse invoqué, rappelé et manipulé par sa mère ...)
Rites, malédictions, protections occultes, sorcellerie et communication avec les morts, miroir magique et apparitions, ceinture d'épines et potions .... : on nage en plein surnaturel.
La réalité a adopté le visage de l'étrange et de la magie.
Et deux sorcières s'affrontent, symbolisant le Bien et le Mal ; deux entités qui combattront et s'anéantiront mutuellement au final.
La belle sorcière païenne qui vit dans le village (et qui se révèle la maitresse du bourgmestre), oeuvrant pour sauvegarder un fragile équilibre et pour tenter (en vain) de contrecarrer la malédiction. Lorsque son amant succombe à son tour aux envoutements mortels du fantôme, elle se résoud enfin à combattre la responsable.
La vieille sorcière folle et malveillante, la baronne Graps, qui utilise ses pouvoirs pour manipuler l'esprit de sa fille morte et pour faire payer aux villageois la perte de cette enfant et leur négligence qui en serait la cause (la fillette, mortellement blessée à la suite d'une chute à cheval, aurait vainement alerté les habitants en faisant sonner la cloche de l'église avant de rendre l'âme...) ;
Sa demeure comme un chateau hanté et maléfique, plein de pièges et d'illusions . Paul est un instant victime de ses sortilèges : à la recherche de Monica qu'il sent en danger, il traverse en courant des pièces qui s'avérent à jamais la même, se retrouvant immanquablement à son point de départ et pris au piège ; il a même l'illusion de rattraper un homme qui se révèle n'être autre que son double ! Finalement, impuissant, il s'appuie sur un grand tableau représentant la demeure maudite et, s'évanouissant, émerge de son sommeil dans la même position mais, cette fois, devant la maison véritable, à l'air libre, appuyé contre une gigantesque toile d'araignée !
La famille est le coeur de l'énigme : la mère et la fille ; une sorcière spirite et vindicative et le spectre de son enfant morte.
Mais, plus que l'amour, c'est bien la haine qui attise la baronne Graps ; la haine, le pouvoir et la folie qui la poussent à instrumentaliser son enfant pour satisfaire la démesure de son esprit malade ! Et l'innocente Monica se révèle la deuxième enfant de cette sorcière ; sauvée et élevée par des domestiques venus se réfugier au village, elle ignorait tout de ce passé. Elle retrouvera sa mère pour manquer devenir le nouveau jouet de ses élans criminels et échappera de justesse à la mort.
Encore une famille aristocratique au bord de la ruine (à tous les niveaux !) , encore une mère traumatisée, tarée, et prête à sacrifier ses enfants pour l'accomplissement de ses plans meurtriers.
De leur côté, les parents de Nicole, les aubergistes, bien qu'irrémédiablement englués dans la passivité et les croyances absurdes, font tout ce qu'ils peuvent pour sauver leur fille ; quitte à avoir recours à la magie et à des exorcismes barbares (Nicole se retrouve "bardée" d'épines comme du barbelé !)
Tout est magique, signifiant et possiblement dangereux.
Une sortie nocturne en solitaire peut vous attirer des ennuis (Paul manque être rossé et peut-être tué par des hommes patibulaires !), un porche surmonté d'armoieries, le glas sinistre de la cloche d'une église, une poupée, la figure d'une fillette trop pâle pressée derrière un carreau ... peuvent se faire les prémices d'un envoutement, les signatures pour le trépas ...
Et si la logique et le bon sens cartésien du médecin ne rencontrent, dans ces lieux, ni succès ni échos et ne servent finalement qu'à dédramatiser et à repartir de plus belle dans la lutte, l'histoire finit néanmoins "heureusement" et le couple de héros termine victorieux et sain et sauf.
Mario Bava joue de l'irrationnel, plongeant son personnage principal dans un piège dont il ne peut soupçonner les limites. A la fin, nul retour à la normale, nulle explication logique, pas de démystification : le village maudit l'était, effectivement, et le fantôme poussait bel et bien à la mort les victimes désignées par sa mère ...
Dans "Opération Peur", le réalisateur établit l'irrationnel et l'occulte comme bases et par là même fonctionnement et réalité d'un microcosme étrange et reculé. Mais, comme dans toutes légendes, le salut vient toujours de l'extérieur, d'un sauveur étranger qui sait poser un regard vierge et neuf sur les rites et les mythologies qu'il découvre ; Paul sera le vecteur , plutôt involontaire mais déterminant, qui amènera le réveil et la réaction des forces positives (la bonne sorcière) et qui suscitera la lutte et la victoire finale.
Barbouillé de couleurs, saturé de fétiches, de poupées, de croix et de tombeaux, de statues et de décors aussi franchement tocs que réellement merveilleux, noyé de brumes, de voilages et de toiles d'araignée fluorescentes, le nouveau rêve éveillé du cinéaste joue une fois de plus des antagonismes.
Le Mal revêt cette fois l'aspect aussi innocent que révoltant d'une petite fille et le Bien a la figure d'une sorcière ; les fillettes ont l'habitude de faire de la balançoire dans les cimetières ; les belles au bois dormant se piquent mortellement aux lames incongrues de grillages hérissés et de chandeliers ; la méchante reine de Blanche-Neige a mal vieilli et invoque désormais névrotiquement dans son miroir magique les souvenirs disparus et le fantôme d'une enfant effectivement blanche comme neige ; les joujoux et les poupées ne semblent s'animer que pour mieux signifier de funestes présages ...
Enfermés dans l'irrémédiabilité de leurs destinées, dans la bulle oppressante de ce village damné, les protagonistes sont, de surcroit, continuellement représentés derrière des barreaux, des filets, des lucarnes grillagées, étouffés par des ruelles semblables à des tunnels où filtre à peine la lumière extérieure, enfermés dans des chambres, des cryptes ou dans les illusions d'une maison ensorcelée.
"Opération Peur" n'effraie plus vraiment aujourd'hui ; subsiste malgré tout l'envoutant mystère, cette étrangeté qui contamine tout le métrage, et la sincérité, l'intégrité d'un Fantastique pur et dur qui revendique qu'on le prenne au sérieux et qui ne cède jamais un pouce à une quelconque logique autre que celle qu'il a construit ni à la moindre ironie.
Classique et classieux, bricolé et magnifique, théatral et généreux, le film possède ce charme fou, presque "exotique", de la grande époque du cinéma de genre italien. Un must !
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