Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


Que cela ne vous empêche pas de me visiter, de me lire et de me laisser vos remarques.

samedi 24 mai 2008

Mario Bava 4 : Le Corps et le fouet





LE CORPS ET LE FOUET






Après un long éloignement, Kurt retrouve le chateau familial où on le tient responsable du suicide d'une jeune femme.
Evidemment, l'accueil est glacial.
Durant son absence, son frère a épousé Nevenka, celle avec laquelle Kurt entretenait une liaison aussi passionnelle que perverse. Malgré cela, le désir et les excès sadomasochistes sont plus forts que tout : Nevenka et Kurt sont liés à jamais !
Et même lorsqu'il est assassiné et que son fantôme semble resurgir pour se venger, Nevenka continue à recevoir les visites de cet amant qui lui manifeste son amour à coups de cravache. Le père de Kurt meurt, assassiné à son tour ; chacun semble s'incriminer, allant finalement jusqu'à penser qu'effectivement, Kurt, revenu des morts, est toujours "vivant" !
La vérité éclate trop tard : Nevenka, folle et totalement possédée par sa passion pour son beau-frère, se croyait l'instrument de son fantôme ; en fait, elle était celle qui tuait et vengeait la mort de son amant interdit ! Il ne lui reste que le suicide pour anéantir enfin l'empreinte néfaste de cet amour destructeur.





Avec "Le Corps et le fouet", Mario Bava entérine la complexité de sa personnalité de cinéaste, son ironie mordante, son gout de la provocation et cette "marque de fabrique" qui allie la perfection du style au détournement subtil des conventions.
En effêt, au baroquisme flamboyant, à l'épouvante gothique et à un romanesque échevelé et somptueusement mis en scène, le réalisateur associe une histoire très sombre, perverse et transgressive.


Avec ses apparences, aussi classieuses qu' "anodines", de mix d' "Angélique, marquise des anges" et de "Dracula, prince des ténèbres", avec ses histoires d'amour impossibles, son revenant glamour et sa vengeance d'outre-tombe, l'oeuvre frappe finalement par son aspect insolite et gonflé : La passion dévore la belle héroïne, mais c'est aux coups de fouet qu'elle vibre et l'amour pervers vire, pour finir, à l'obsession et à la folie !


Sadomasochisme, fétichisme et schizophrénie sur fonds de tentures pourpres et de couchers de soleil sur la mer : tel s'avère le véritable programme !




Tout démarre assez classiquement :
un homme regagne le château paternel après une absence prolongée ; on le hait ; on le considère comme le criminel, responsable du suicide d'une idiote qui s'était (à tort !) entichée de lui (la fille de la gouvernante) ; la femme qu'il aimait vraiment a été mariée à son jeune frère, lequel s'est vu déclaré le seul héritier légitime !
Dépossèdé de ses droits et de ses biens et maudit par sa famille, Kurt Menlif ne suscite que l'animosité de ses pairs.



C'est lorsque la belle Nevenka, son ex-amante et dorénavant belle-soeur, part se promener sur le rivage, que le film bifurque et affiche son vrai visage :
Kurt est là ; ils se retrouvent seul à seul ; l'amour enflamme toujours leurs regards ...
Et quand la belle le provoque d'un coups manqué de sa cravache, Kurt s'en saisit et corrige et fouette la jeune femme qui se tord de douleur et surtout de plaisir !
"Tu as toujours aimé la violence !" constate Kurt, avant de sceller par une étreinte et un baiser fougueux la dévoration toujours cuisante de leur passion hors norme.



Plus que jamais fétichiste et gentiment pervers, Mario Bava va nous conter cette romance peu ordinaire tout en jouant admirablement des clichés et en les détruisant ; car, là où l'affaire se corse davantage, c'est lorsque Kurt est assassiné et retrouvé égorgé par le même poignard, tenu sous cloche de verre, avec lequel s'était immolée la fille qui l'aimait.

Tous les protagonistes s'avèrent susceptibles d'avoir commis le crime : Giorgia, la gouvernante, avait juré de venger sa fille ; le père avait agoni et rejeté ce fils "indigne" ; le frère et la cousine ... chacun haïssait le défunt !


Et tout se complique un peu plus encore quand Nevenka aperçoit le fantôme de Kurt et qu'elle reçoit dans sa chambre ses visites très spéciales ...


"Le Corps et le fouet" fait partie de ces films inclassables, de ces oeuvres cultes, brassant et mèlant sans vergogne les influences et les idées les plus opposées ; ici, l'épouvante traditionnelle, le film de revenants, l'histoire d'amour en costumes, le SM et la nécrophilie, le drame, la démonstration de la folie et l'enquête gothique ...



Et tous ces personnages, engoncés dans leurs vêtements boutonnés jusqu'au menton et dans leur "étiquette", leurs titres de noblesse ou leurs bonnes manières, s'avèrent tous plus ou moins fous, pervers, et toujours au moins quelque peu en décalage par rapport aux archétypes qu'ils paraissaient incarner.
La vengeance, la haine, la folie et la destruction les animent constamment (Giorgia ne rêve que de pugilat ; le père ne peut souffrir son fils ainé et le voue à la damnation ; Christian craint son épouse et jalouse mortellement son frère ; Katia hait Nevenka et rêve de lui voler son mari ...)



Et, par-delà cette noblesse à laquelle ils appartiennent, c'est la famille qui se fait la cible et le creuset de toutes ces pulsions négatives et criminelles ; une famille un brin incestueuse (Kurt est le beau-frère de Nevenka et Katia et Christian qui s'aiment secrêtement depuis toujours, sont cousins).



Rétrospectivement, on comprend que la deuxième partie de l'histoire n'était que pur fantasme et le produit de l'esprit dérangé de la belle Nevenka, traumatisée par sa passion aussi déviante que destructrice.
Le fantôme de Kurt, après tout, uniquement vu et cotoyé par elle, n'était que chimère et le résultat du refus de la perte de cet être adoré.
C'était elle qui tuait ou cherchait à le faire pour venger le crime de son amant ; et, en fin de compte, n'était-ce pas également elle qui avait commencé et tout déclenché en éliminant celui auquel elle vouait une passion sans pareille ?

Profondément schizophrène et totalement partagée et perdue entre ses désirs, ses plaisirs inavouables, toutes ces pulsions complexes et incontrôlables, et leur refus, leur refoulement, Nevenka, dès lors qu'elle a tué Kurt, le regrette immédiatement et se fabrique une deuxième personnalité qu'elle se représente comme une réincarnation de celui qui l'obsède, même après sa mort.
Tout cela ne peut mener fatalement qu'au suicide de la jeune femme : le seul moyen d'en finir réellement avec l'influence néfaste du (soit-disant) fantôme !



Et, comme fréquemment chez Mario Bava, les fantômes n'ont pour réalité que l'image, le reflet, que s'en font les héros tarés de ses oeuvres.
La persistance, la réapparition de Kurt après sa mort, n'est réelle et effective que dans l'esprit malade de Nevenka.


Et n'est-ce pas tout autant sa culpabilité qu'une passion insurmontable qui lui fait voir ce spectre et commettre des actes insensés (elle tue son beau-père puis tente de poignarder son mari ; elle se retrouve enfermée dans le tombeau de son "bourreau"(des coeurs) (vraisemblablement, c'est elle qui s'y est dissimulée) ; elle sème le trouble et la suspicion au sein même de la famille, autrefois unie (et liguée contre Kurt) ...)

En même temps, le cinéaste permet plusieurs interprétations.
On peut choisir délibérément la plus romanesque et faire semblant de croire à cette passion sadomasochiste par-delà la mort.
Toutes les clés et toutes les réponses logiquement attendues ne sont pas fournies ni satisfaites ... de quoi encourager bien des hypothèses !

Et, suivant son habitude, Bava mèle continuellement fantasme et réalité, imagination, sensations et résultat, superposant, au final, deux visions de la même scène : le suicide de Nevenka et (ou ?) la (deuxième) mort de Kurt.



Tout est trompeur, forcément !


Les claquements, aussi redoutés que recherchés, de la lanière d'un fouet se révèlent ceux d'un branchage sur un carreau. Les marques boueuses laissées par les pas de Kurt n'existent visiblement que dans les cauchemards de Nevenka. Le poignard, caché par le père dans une armoire, disparaît et réapparait ailleurs, comme par un tour de prestidigitation.














Les bottes du revenant, dépassant d'une prétendue cachette, s'avèrent un leurre.
Les lumières et les va et vient continus dans la chapelle et la crypte du caveau familial ne sont pas ceux de Kurt mais ceux de Loza, le domestique.
Le mariage de Christian et de Nevenka est peu (ou pas !) "consommé" , c'est un mariage "de raison" ; la belle s'en trouve réduite à se caresser plaintivement, seule devant son miroir.
Le chateau familial recèle d'incontournables passages secrets ...

Et, au fétichisme des accessoires et des objets, posés, exposés, brandis et détaillés régulièrement par l'oeil complice et coupable de la caméra (la cravache, le poignard ...) est associé un fétichisme d'une autre sorte : ces mains et ces pieds bottés, surgissant des ténèbres (ceux de Kurt, mais surtout ceux, fantasmés par le désir insurmontable de Nevenka !), ces mains et ces pieds avançant décidés, menaçants, et paraissant presque autonomes et détachés de leur corps.



L'imagerie gothique traditionnelle se trouve déclinée fidèlement (chateau, passage secret, crypte et tombeau, malédictions, valet boiteux, fantôme et vengeance d'outre-tombe ...) tout comme les clichés romanesques les plus attendus (crinolines, ballades à cheval, piano dégoulinant, plages désertes, passion brulante et amours contrariées ...) mais les poncifs du genre, bien que superbement et très sérieusement conjugués, arborent cette déformation propre au cinéaste, cette exagération des teintes et des lumières bigarrées (tout est bi (voire) tricolore : brun , ocre et bleu, vert et bleu, vert et mauve, violet et jaune, vert et rouge ... ; même les écclésiastes qui officient pour le décès de Kurt ressemblent à des spectres rouge vif ! ), cette exacerbation des haines et des sentiments ...


Tout feint la sagesse et le classicisme pour s'exhalter finalement dans des délires répétitifs de cauchemards, de déambulations nocturnes, d'assassinats mystérieux, de disparitions et de recherches, de pistages et de poursuites sans fin ...

Le décor unique du chateau des Menlif et de ses environs est exploré en tous sens, parcouru, détaillé ; et les personnages s'y agitent comme des insectes dans leur vivarium.



L'épouvante et la romance s'entrecroisent et s'épousent pour mieux se repousser et se contredire sans cesse.

Et, au bout du compte, l'alchimie fonctionne et on adopte cet univers surprenant, aussi sombre et tourmenté que compassé et ridicule, aussi outrancier que phraseur ; et on s'amuse de cet éternel anticonformisme (propre à la plupart des oeuvres de Mario Bava (et du cinéma-bis en général)).
Pince sans rire, le réalisateur veut à toute force nous faire croire à son conte tordu et abracadabrant.
Les belles se réveillent enfermées dans les caveaux de leurs amants défunts ; leurs yeux, mouillés d'amour et de reconnaissance semblent demander une ration supplémentaire de coups de cravache ;

Les hommes se jaugent et se méprisent comme des coqs de basse-cour ; les femmes se détestent aussi cordialement que très poliment ; on joue invariablement la même romance échevelée au piano (un truc bradé par un Rachmaninof de seconde zone), la tête et le dos bien droits et les bras et les mains presques immobiles (dans les chateaux hantés, les pianos doivent sûrement savoir jouer tous seuls !) ...



Les portes et les fenêtres, sans arrêt ouvertes et refermées, les passages et les grilles condamnés, les couloirs et les souterrains parcourus en tous sens, se font fréquemment les vecteurs dramatiques qui marquent et infléchissent l'intrigue.

Et la marque des blessures, les zèbrures des coups de fouet, les plaies des coups de couteau, les marques boueuses des traces de pas, symbolisent également la marque inguérissable de l'enfermement de l'héroïne dans sa passion contre nature (?) et dans sa folie.

Au final, Nevenka se poignarde (tout en croyant poignarder Kurt avec elle) tandis que la véritable dépouille de son amant, incinérée par Christian et Loza, se consumme dans les flammes (avec la cravache qui claque une dernière fois !)
La présence de ce fouet dans le cercueil, avec le squelette suintant de Kurt, prolonge les questionnements et les possibles interprétations : Si ce n'est Kurt lui-même (et donc son fantôme !), qui a déposé cette cravache à cet endroit ?
Bava ne répond pas ; et le doute peut demeurer.
Le rideau rouge se referme sur le générique final, identique à celui qui ouvrait le film.
La représentation est terminée !




Aucun commentaire: