




LISA ET LE DIABLE
Lors d'un séjour touristique à Tolède, Lisa est profondément troublée par la vision d'une fresque très ancienne représentant le diable.
Gagnant les ruelles excentrées de la ville, la jeune femme s'engage dans le labyrinthe d'une aventure toujours plus morbide où les êtres et les manequins de cire s'interchangent, prennent vie et meurent, où, recueillie par les occupants d'une étrange demeure, elle s'affirme de plus en plus comme la réincarnation d'une femme autrefois connue et aimée.
Léandro, le diabolique sosie du démon de la fresque, ici, majordome faussement dévoué de l'inquiétante maison, semble tirer toutes les ficelles.
Les faits et les accidents les plus étranges ne cessent de se déclencher dans lent tourbillon macabre.
Lorsqu'elle parait emerger de ce long cauchemard comme d'un sommeil centenaire, Lisa réussit à regagner la réalité ; mais les fantômes sont tenaces et le diable veille ...
Film maudit, film incompris, remonté, rebaptisé, remanié, totalement métamorphosé et abatardi, "Lisa et le diable" est longuement demeuré inédit, méconnu et incompris.
Bava a, il est vrai, rarement poussé aussi loin l'abstraction narrative et la démesure visuelle.
Rarement, le cinéaste aura exprimé d'une manière à la fois aussi sincère, aussi extrême et poétique son obsession de la mort.
L'oeuvre se présente comme un lent et envoutant chant funèbre, un voyage vénéneux et fascinant, un puzzle déconcertant.
Mario Bava a su capter et mettre en images (inoubliables) l'essence même du rêve ; et, curieusement, "Lisa et le diable" se révèle justement, par son intransigeant mystère, l'une des créations les plus cohérentes et les plus personnelles de son auteur.
C'est sans doute le jusqu'auboutisme (ce côté inclassable et anticommercial) de l'oeuvre qui effraya tellement les producteurs qu'ils demandèrent à Bava de la transformer en une ridicule et vulgaire resucée de "L'Exorciste", coupant, modifiant, rajoutant, et dénaturant finalement ce bijou macabre.
Dégouté, le réalisateur rejeta en fin de compte la paternité de ce qui fut lancé sous le titre beaucoup plus raccoleur de "La Maison de l'exorcisme".
Atypique et singulier, en regard à la majeure partie des productions horrifiques ou fantastiques de l'époque, le film n'en possède pas moins une logique totale si on considère la carrière de Mario Bava.
Ici, celui-ci exhalte, magnifie et sublime les thèmes et les idées qui le hantent dépassant totalement les cadres du cinéma de genre et les impératifs d'une intrigue calibrée pour façonner une oeuvre à part entière, une perle cinématographique, bien évidemment décalée, dérangeante et grotesque mais surtout d'une beauté et d'une étrangeté stupéfiantes !
La confusion est désormais totale entre le rêve et la réalité, la vie et la mort, le présent et le passé, et les mannequins qui parsemaient les films s'animent et deviennent maintenant les doubles, les fantômes, les âmes perdues des protagonistes ; et les acteurs, tour à tour de chair et de cire, se font les marionnettes, effectives cette fois, d'un diable-dieu chauve et faussement détaché.





L'idée géniale d'avoir choisi de faire incarner le diabolique et tout-puissant metteur en scène de ce cauchemard par un Kojak troquant parfois la sucette contre le cigare, n'est sûrement pas hasardeuse.
Et Telly Savalas, préfigurant tout le flegme et le cynisme de ses prestations télévisuelles, campe une figure maléfique aussi narquoise et familière que profondément crédible et vraiment inquiétante.





Le diable est bien celui qui gouverne les âmes damnées, s'amusant à les exhumer et à les faire danser comme ces figurines d'une étrange et fascinante boite à musique, celui qui attire les vivants dans ses filets et qui les livre en pâture à des fantômes.
Ainsi Lisa est-elle précipitée malgré elle dans une dimension où les frontières spatio-temporelles ont été abattues, à la fois dans le présent et le passé et hors du temps, confrontée à un monde où se téléscopent nos vies, nos morts, nos doubles symboliques tels des mannequins constamment manipulés, et nos incarnations anciennes.


Le conte pour adultes (ici on retrouve conjointement les rappels et les influences d'Hoffmann et d'Edgar Alan Poe, pour finir sur une version nécrophile et barrée de "La Belle au bois dormant") flirte avec la métaphysique et le surréalisme ...
La Mort est partout représentée, évoquée du début à la fin de l'oeuvre:
Le diable emportant les damnés de cette fresque séculaire ; la figurine squelettique et drapée de la boite à musique ; ces ruelles désertes et comme vidées de leurs habitants ; cet homme qui se précipite, qui veut enlacer Lisa et qu'elle repousse et pense avoir accidentellement tué ; ces êtres tour à tour vivants puis figés, désarticulés, cassés : mannequins sinistres et dépourvus de vie ; les meurtres multiples, les tueurs variés ; les funérailles et les cérémonies de deuil (celles grotesques du chauffeur, celles préparées et ritualisées à l'excès de Carlos) ; le cadavre répugnant d'Elena, conservé dans une chambre ; la nécrophile ; Lisa assimilée à la réincarnation, comme la résurrection, d'Elena ; le souper menaçant des morts ; le final dans l'avion où le destin rattrappe l'héroïne et où elle devient morte(vivante) à son tour ...





Et, dans une thématique similaire, le sommeil revient lui aussi sans cesse :
rêves ; évanouissements ; anésthésie (Maximilien chloroforme Lisa pour mieux attenter à sa pudeur (il ne peut visiblement possèder que les corps sans vie ; il ne réussit d'ailleurs pas à violer la jeune femme) ; sommeil de mort (de ce cadavre, réduit à l'état de squelette, étendu, comme endormi, sur son lit ; de Carlos, enfoncé dans son cercueil trop étroit ...)



Et quand Lisa se réveille enfin de ce long rêve angoissant, c'est pour découvrir la réalité de ces lieux, délabrés, désaffectés, bouffés par le temps et la végétation, et morts et inoccupés depuis plus d'un siècle (et donc craints, évités et maudits !)
La belle émerge seule de son sommeil magique : tout n'était qu'illusion, une expérience occulte ...


Mario Bava brouille volontairement les cartes et tous repères.
A l'image de son générique, kitsch à souhait, les acteurs, les personnages, deviennent justement les cartes à jouer distribuées par la main gantée de blanc du démoniaque maitre de cérémonie, le spectateur va se retrouver lui aussi manipulé et "mis en danger", décontenancé par le mystère total de l'oeuvre.



Le temps est suspendu, comme l'indiquent insistamment ces montres cassées, ces cadrans sans aiguilles et cet abandon progressif des repères chronologiques.Tout parait se dérouler en une seule et interminable nuit.
La montre brisée de l'inconnu rencontré par Lisa dans les rues désertes de Tolède (inconnu qui se révèlera être Carlos, le défunt(?) mari de la comtesse et l'amant d'Elena), cette boite à musique qui hypnotiserait presque la jeune femme et dont la mélodie familière l'a attirée ... , quelque chose a tout déclenché, creusant une brèche dans l'espace-temps et propulsant et emprisonnant l'héroïne dans un monde vieux de plus d'un siècle !
Et l'enfermement est palpable, même si la prison s'avère aussi déconcertante que séduisante (cette grille rapidement cadenassée du portail de l'inquiétante demeure ; cette impossibilité et ce refus de communiquer avec l'extérieur, d'avertir la Police ; cette incapacité de partir, de fuir ou d'échapper à un tueur ; cette maison aussi vaste qu'obligatoirement labyrinthique (déjà annoncée au début du film par ce dédale sans fin des ruelles) ; cet "emprisonnement" psychologique et affectif (ces hommes qui se pâment d'un amour immédiat, fou et bouleversant pour Lisa (Carlos et Maximilien).


Lisa s'avère bel et bien prédestinée et l'actrice d'une aventure dépourvue de hasard puisque l'espoir (trompeur) de retour à la normale, de réveil et de liberté se trouve rapidement contrecarré par la conclusion :
celle-ci nous dépeint une héroïne finalement soulagée dans l'avion qui la ramène chez elle ; or, l'avion se révèle complètement vide, anormalement gigantesque, et l'inquiétude grandissante de la jeune femme traversant de plus en plus nerveusement les compartiments déserts et innombrables de l'appareil (enfermée à nouveau et encore une fois impuissante !) débouche sur l'horreur quand elle se retrouve pour finir confrontée aux fantômes qu'elle avait cru imaginer en rêve.
Léandro,le diable, est désormais le pilote de l'engin ; et Lisa s'affaisse, terrassée, métamorphosée en l'une de ses nouvelles marionnettes spectrales (celle d'Elena).


La chute permanente des êtres et des objets (l'homme/pantin, la bouteille de vin, Max qui se défenestre, la montre-gousset, le ballon des fillettes ...) exagère et symbolise encore celle, vertigineuse et inexorable, de l'héroïne, ce piège et cette chute finale et grotesque de la mort.
Et comme chaque être révèle bientôt le double statufié et livide de son spectre, comme Léandro s'avère l'incarnation réelle du diable de la fresque, les reflets annoncent, par leur double représentation, les doubles personnalités des personnages, leurs secrets, leurs manigances et leurs trahisons (Ainsi Sofia, maitresse de son chauffeur, se reflète-t-elle avec lui, pendant leur étreinte, dans le couvercle d'un étui à cigarettes en argent ; Lisa et Maximilien se reflètent semblablement dans le mur de miroirs dissimulant la chambre du cadavre où le jeune homme ne va pas tarder à tromper la confiance de l'héroïne ;



Le visage ricanant de Léandro se mire dans une flaque de vin répandu puis dans l'eau d'un bassin du parc, introduisant le sang et les crimes à venir dont il est, en fin de comptes, le véritable instigateur ; son ombre derrière un vitrage jaune, sa silhouette derrière les rideaux des fenêtres marquent sa feinte servilité et la permanence malveillante de son regard et de son pouvoir....)

Et, perpétuation romanesque oblige, la Mort associe l'Amour dans ses circonvolutions empoisonnées ; un amour irrationnel et délirant qui défie le temps et traverse les ages :
cet amour déraisonnable d'un beau-père (Carlos) pour sa future bru (Elena) ou cet amour, rendu à nouveau possible, d'un jeune homme exhalté (Maximilien) pour celle qui lui préféra un autre (Elena encore !).
Lisa (portrait vivant de cette passionara) semble avoir été expédiée au royaume des morts pour une trompeuse redistribution des cartes, la deuxième chance, la nouvelle donne, de ces amours autrefois contrariées et fatales.
Partagée et perdue entre les assauts successifs et de plus en plus angoissants de ses deux prétendants, Lisa les verra s'entredéchirer à nouveau pour elle ; pour finir, elle les rejoindra pour l'éternité en redevenant celle qu'elle fut autrefois, dans une vie et une dimension autres.
Sa mort, alors, l'associe définitivement aux amours coupables des fantômes qui l'avaient rappelée ...



Tolède, belle et dérangeante, se fait le décor idéal de ce rappel magique et funèbre du passé.
Ses rues comme les cachettes et les passages secrets de la maison maudite, déroulant les anneaux de leur piège pour mieux les refermer ensuite, ses allures énigmatiques, ancestrales et immuables, où le temps semble arrêté à jamais, résonnant de mélodies enfouies dans l'inconscient de nos existences antérieures (la ritournelle de la boite à musique).


Et Lisa revit ses curieuses amours sur les notes mignardes et démonstratives du "Concerto d'Aranjuez" de Rodrigo, tandis que Mario Bava, éclaboussant tout de couleurs et de signes, trouve dans le prétexte de son poème morbide et fou l'occasion rêvée de construire des tableaux où la grâce, le kitsch, le macabre et la magnificence se conjuguent idéalement.

Parcs romantiques et nécrosés, bleuis sous la lune ; sphynx de pierre endormis sous les ronces et les roses blanches ; chambre en ruine tapissée de feuillages, de statues et de vols d'oiseaux ;




Repas funèbre d'automates où trône un squelette en robe noire de mariée devant une pièce montée bouffée par les asticots ;





Viol impuissant d'une belle endormie à côté d'un cadavre ricanant ;

Meurtre violent d'une femme belle et dépoitraillée dans des enfilades angoissantes d'appartements désaffectés aux splendeurs fanées ;

Apparitions d'un homme en noir dans un labyrinthe de rues pierreuses et désertes, trainant un mannequin bientôt vivant auquel il parle comme à un compagnon ;
cette femme qui, soudainement, exécute son époux, l'écrasant avec leur automobile, passant et repassant sur le corps avec une rage aussi nerveuse que jubilatoire...


Ces ambiances perpétuellement étranges et magiques, teintées parfois de grotesque, d'humour noir, de lyrisme ou d'horreur ...



Avec "Lisa et le diable", Mario Bava, plus inspiré et engagé que jamais, réussit magistralement à retranscrire sur pellicule l'onirisme le plus total ! On ne peut que saluer cette gageure.
Brassant à son habitude le vrai, le faux, les clichés et les archétypes les plus antagonistes, le sacré et le païen, le romanesque et la terreur, le mauvais gout et l'enchantement, le cinéaste choisit de privilégier le sensitif, la symbolique et la stylisation, d'aller au bout de ses préocupations d'une manière plus épurée, plus expérimentale et abstraite, en même temps plus profonde...
La cohérence et l'harmonie de ce splendide délire en font l'oeuvre peut-être la plus forte, la plus déroutante, à mon avis l'une des plus marquantes de ce grand poète visuel de la mort.
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