






Près de deux ans après "Inferno", Dario Argento désarçonne ceux qui attendaient impatiemment le troisième et dernier volet de la trilogie des Trois Mères en proposant finalement un retour aux sources et un nouveau giallo.
Finies les sorcières, l'alchimie et la métaphysique ; le réalisateur préfère (se) surprendre et revenir à des environnements moins abstraits, une stylisation moins extrême, pour l'exhumation inattendue d'un genre qui, à l'époque, appartient déjà au passé mais qu'il chérira à jamais et ne cessera pas de célèbrer et de réinterpreter tout au long de sa carrière.
"Ténèbres" semble faire écho par son beau titre épuré à la Mater Tenebrarum du film précédent ; pourtant, le lien n'est que référentiel et purement anecdotique, et finalement inscrit dans la perspective, constamment joueuse et imprévisible, d'un créateur qui ne se laissera jamais "enfermer" et étiqueter en dépit des apparences.
Ainsi, "Ténèbres" se révèle-t-il bien davantage la réminiscence des "Frissons de l'angoisse", un film-bilan, un pallier, une nouvelle réorchestration des acquis jusqu'ici mis en branle, et une réactualisation "eighties" des souches référentielles (tout comme "Les Frissons de l'angoisse" se faisait le testament giallesque des années 70 !)
Dans cette oeuvre vénéneuse, Argento marie l'esthétique clinquante et glacée des années 80, une sécheresse hautaine et poseuse, et ce style, adaptant toujours les symboles et les imprégnations psychanalytiques aux tendances et au look de son époque, figures déjà magistralement travaillées dans son opus précédent ("Inferno"), à la trame ultra-codifiée du giallo, à l'obligation narrative d'une intrigue policière et à une vague érotico-chic et sensationnaliste.
Chez Dario Argento, et peut-être plus que chez tout autre réalisateur, le fonds et la forme se renvoient toujours un écho parfait pour se révèler en totale osmose ; le propos et les messages du cinéaste trouvant immanquablement dans leur traitement (via le prétexte d'une intrigue toujours codifiée), dans l'absence absolue du hasard et de l'improvisation et dans la maitrise éblouissante de la mise en scène, le reflet le plus fidèle et l'image la plus explicite et la plus adéquate.
La stylisation et l'abstraction, qu'elles soient esthétiques, narratives ou référentielles, permettent l'accouchement d'oeuvres qui, bien que toujours profondément et volontairement marquées par leurs époques, demeurent intemporelles et foncièrement modernes par cette faculté de systématiquement utiliser la forme (l'esthétique, les figures imposées et schématiques d'un cinéma "de genre" et leur malléabilité ...) pour expliciter le fonds.
Le générique de "Ténèbres" renvoie à celui d' "Inferno", le film précédent : un livre ouvert dont la caméra lit le contenu en même temps qu'une voix-off masculine.

Et si le livre est semblablement primordial, désiré, volé, interpreté et significatif dans les deux oeuvres, il se révèle, ici, la création, la sublimation ou l'instrument du meurtrier, là où il s'affichait davantage comme son cauchemard et l'arme, la clé, qui pouvait le confondre et l'anéantir.
Ici, c'est le tueur aux gants noirs qui tourne les pages et en fait la lecture ; c'est lui qui manipule ce livre, le brule ; lui qui, de ses pages arrachées, étouffe les hurlements de ses victimes, qui s'y confesse et s'y dissimule.
Ce livre (un best-seller), finalement lu, interpreté, approprié par tous les protagonistes, les stigmatise tous comme autant de suspects potentiels.
Et l'Ecrit, comme motif rémanent, parsème tout le film :
Le fameux livre, donc ("Ténèbres"),mais également toute l'oeuvre de Peter Neal ; les romans policiers (Agatha Christie, Mickey Spillane, Ed McBain, Conan Doyle ...) lus par l'inspecteur Germani, fana de polards ; la citation du "Chien des Baskerville" (comme un aveu dissimulé de culpabilité !) ; les lettres anonymes déposées par l'assassin après chaque crime ; les dossiers de Cristiano Berti ; les articles de journaux et les fichiers préparatoires conservés par le tueur ; les courriers révélateurs d'un employeur (Bulmer,l'agent littéraire) transmis à la Police par sa femme de ménage ; les contrats que cet agent, avide de succès (et d'argent !), est pressé de signer et de conclure ; ces machines à écrire qui doivent rappeler à l'auteur son obligation créatrice et rentable ; ce nouveau roman à succès, dissèqué, étudié, critiqué par les journalistes, ce livre (un giallo !) plein de sang et de sexe !
Et, effectivement, la sexualité imprègne et colore toute l'oeuvre d'une manière à la fois vulgaire et symbolique. Elle est constamment citée, figurée ou esthétisée, moteur et préoccupation plus ou moins avouée de l'intrigue et de presque tous les personnages.
"Ténèbres" se pose définitivement comme une relecture hyper-érotisée du giallo, à la fois putassière et très cérébrale ; le sexe se trouvant ici explicité, plus que jamais, comme source de traumatismes, d'extrêmisme, d'obsessions, de meurtres et de sang.
Ainsi, c'est, semble-t-il, pour purifier une humanité corrompue et entâchée de vices et de perversions que l'on décime prostituées ou lesbiennes, pour se venger d'une compagne infidèle qu'on la hache menu ; et, si les lames et leurs pénétrations, si les égorgements et les étranglements symbolisent toujours l'acte sexuel et l'impuissance de l'assassin, la sexualité (ou les manques et les traumas qui y sont liés) n'a jamais encore été aussi clairement évoquée par le réalisateur.
La première victime (Elsa Mani) est une voleuse récidiviste qui parait utiliser ses charmes plutôt lestement ;
le couple de lesbiennes est dépeint dans une relation avant tout physique et charnelle (l'amie de Tilda couche avec un homme et aiguise la jalousie de son amante) ;
Jane, l'ex-petite amie de l'écrivain, semble le poursuivre et le surveiller sans cesse mais se révèle elle-même la maîtresse de son agent littéraire ;
Berti, le journaliste de télévision, propose une lecture très sexuée et déviante de l'oeuvre de Peter Neal ; les prostituées arpentent les boulevards nocturnes et les personnages féminins du film, les femmes, n'ont jamais été aussi belles, provocantes, aguicheuses et désirables qu'ici, icônisées dans des stéréotypes allant de la fausse ingénue (Maria), de la féministe homosexuelle (Tilda), l'assistante fidèle et maternante (Anne) à des incarnations plus outrancières, plantureuses et fantasmatiques (l'amie de Tilda, Elsa Mani, la fille du rêve ...)
Et ce rêve troublant, qui déroule peu à peu son contenu, s'ouvre carrément sur une scène de quasi gangbang sur une plage déserte, dont l'onirisme et la stylisation ne font que réhausser et accentuer la dimension sexuelle et l'importance : une jeune femme (rôle d'ailleurs confié à un transsexuel !) qui s'offre à plusieurs garçons et déchaine la jalousie du futur assassin ; celui-ci la giffle, se sauve, est rattrappé et cloué au sol par les autres alors que la fille aux chaussures rouges se précipite, le roue de coups de pieds et lui enfonce son talon dans la bouche.
Cette première partie telle un étrange flash-back ne parle que de sexe, de sadisme et de fétichisme.




Et souvent, ainsi, les accessoires, les objets et les situations forcent le trait et fétichisent les victimes, les personnages et les actes (leitmotiv des talons rouges ; maquillages soulignés des femmes (peaux très blanches, lèvres très rouges ...) ; vêtements blancs ou nudité ; bouche bourrée des pages froissées du livre ; gants noirs, rasoir et clichés macabres du meurtrier ...)








Mais le meurtre est non seulement une symbolisation extrême de l'acte sexuel, mais, finalement, une véritable oeuvre d'Art, un acte de création à part entière !
Il est d'ailleurs inspiré par les codes et les lieux communs d'un livre (le giallo "Ténèbres"), mettant en scène et matérialisant l'Ecrit (au final, on apprendra même que les livres étaient la part sublimée d'un crime initial. La création, l'Art (et le succès) avec le meurtre pour source et inspiration !)

Ainsi, l'Art et la faculté créatrice, nourris par le meurtre, continuent perpétuellement d'en alimenter d'autres.
Les victimes, une fois tuées, sont immortalisées par l'appareil photographique du maniaque, figées comme des icônes, des tableaux choquants, des "natures mortes".
Et la mise à mort devient une sorte de happening, ici toujours en blanc et rouge ; les coups d'un rasoir lacèrant l'écran immaculé d'un tee-shirt rappelant ceux qui zèbrent les monochromes blancs de Rodtchenko, le sang giclant comme d'un coups de pinceau.







Et quel meilleur outil qu'un bras, tranché à la hache, pour qu'une victime, actrice d'une version inédite de l'action-painting, éclabousse d'une création digne de Jackson Pollock la toile blanche d'un mur ?


(à suivre...)
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