



LE CHAT NOIR
(fin)
Et, d'abord induit par le principe de la lecture et de l'adaptation, le Regard (la vision) prime toujours sur tous les autres sens. Ce motif, éminemment lié à l'art cinématographique (et aux expériences visuelles (visionnaires ?) de Dario Argento) parait somme toute plus que jamais logique, ici : en effêt, n'était-il pas sous-entendu d'entrée par le titre générique de l'oeuvre : "Deux yeux maléfiques" ? (les deux regards des deux réalisateurs))


Ainsi, la thématique si familière déroule toutes ses conjugaisons et ses différentes subjectivités au fil du canevas de cette nouvelle histoire s'épanouissant dans des interprétations plus ou moins inédites :
Le regard perdu et désespéré d'un homme sur ce monde qui l'entoure et le déstabilise (l'histoire, comme le conte dont elle s'inspire, est narrée du point de vue de Rod) ;
le regard "tout-puissant" et presque occulte de ce chat, qui déclenche, obsède et entraîne à la perte, symbole et révélateur du mal tapis en chacun de nous ;
le regard constant, accusateur et pesant de la société et de l'environnement familier (les voisins, les élèves d'Annabel, potentiellement inquisiteurs ...), ce regard permanent des uns sur les autres, s'espionnant, se guettant, se dissimulant des choses, surprenant toujours ce que l'on voudrait cacher ...;
le regard "normatif" et canalisateur de la Religion (les "rites" d'Annabel ; l'église qui s'élève en face de la demeure du couple ; la cérémonie païenne du rêve ; une allusion au "Cantique du jugement dernier" de La Divine Comédie de Dante ...) ;
le regard, plus intérieur et inconscient, d'un rêve qui s'avèrera prémonitoire ;
le regard (morbide et obsessionnel) du photographe (Rod Usher pouvant se révéler une caricature de Dario Argento, lui-même ! (ne partagent-ils pas, après tout, le même regard artistique tourné sur la mort ?))
L'oeil de la caméra (et donc celui du cinéaste) épousent tour à tour toutes ces expressions et tous ces points de vue ...

La photographie s'affirme comme l'une des plus évidente et intelligente déclinaison de la représentation de ce motif coutumier.
La photographie est sensée saisir et immortaliser l'instant.
Elle fixe un regard qu'elle présente finalement davantage comme une explication, une expression de soi (le photographe en tant que sensibilité et individu) que comme celle de ce qu'elle désigne.
Elle induit une capture des choses et confère une sorte de pouvoir.
Rod, habitué à photographier la mort, va devoir passer par la photographie du chat pour aller jusqu'au bout de ses pulsions, saisissant les poses puis la torture et l'agonie de la bête pour pouvoir aller, dans une espèce de transe (créative ?), jusqu'à son élimination.



C'est par ces clichés, publiés dans un livre, qu'Annabel aura la confirmation de la mort de l'animal.
Plus loin, Rod utilisera une photo grandeur nature de sa compagne (assassinée) pour simuler (et signaler à des témoins choisis) sa présence à ses côtés dans la voiture qui est sensée les emmener en voyage d'amoureux.
La photographie est, ici, toujours en rapport avec la mort des êtres, qu'elle la figure et la représente (les clichés des cadavres, des scènes de crimes, du chat ...) ou qu'elle se substitue à eux et les remplace.
Et, si sa dimension créative et artistique permet à Rod de faire éditer un ouvrage ("Metropolitan horrors") qui sublime ses obsessions et ses méfaits, l'Art se révèle continuellement lié à la mort (celle-ci se faisant tantôt son inspiratrice, tantôt son prolongement, son aboutissement (voir la séance-photo du chat noir qui tourne en pugilat et en éxécution)), tout comme Edgar Alan Poe avait fait du crime et de la mort ses sources d'inspiration favorites.


L'adaptation proposée par Dario Argento demeure très fidèle à son modèle :
tout en actualisant l'oeuvre et en explicitant et développant à sa manière la trame initiale, le cinéaste ne trahit jamais Poe mais réussit totalement à s'approprier son histoire.
Il parvient à réinjecter dans l'intrigue ses thèmes de prédilection et les constantes qui lui sont propres, sans gâcher ni rater son hommage.
Le réalisateur a toujours volontairement confié son amour et son admiration de l'écrivain américain.
Perpétuellement finaud et joueur, Argento s'amuse ici à prolonger et à modifier quelque peu le final du conte (supposé connu du spectateur (et lecteur !)) et il parsème son film de références à de nombreuses oeuvres de Poe (le nom du héro renvoyant à "La Chute de la maison Usher" ; les prénoms de l'épouse et de la barmaid à des poèmes ("Annabel Lee"...) ; le pendule meurtrier du début à la nouvelle "Le Puit et le pendule"...)




Et comme le texte original ("Le Chat noir" date de 1843) trouve, ici, une transposition contemporaine, le moderne et l'ancien se juxtaposent sans cesse que ce soit au niveau des architectures mélangées de Baltimore (gratte-ciel, vieilles demeures ou église ...), des références au Moyen-Age et à la sorcellerie (le cauchemard de Rod ; les superstitions liées aux chats noirs ...) ou de la musique (airs classiques joués par Annabel et ses élèves violonistes ; free-jazz écouté par Rod ; bande originale de Pino Donaggio qui marie les deux tendances) ...




Et, de la même manière que le chat, qui, de sa présence et par sa griffure (lors de leur première "rencontre", l'animal laboure la main de Rod), contamine, entraîne et marque la destinée du héro, comme Edgar Alan Poe a souvent marqué et influencé l'oeuvre de Dario Argento (le cadavre emmuré des "Frissons de l'Angoisse" ; le singe de "Phenomena" ; les corbeaux d' "Opéra" ; le coeur battant de "Suspiria" et de "4 mouches ..."; les chats d'"Inferno"....), la griffe du cinéaste, sa marque, est évidemment indéniable !




La voix-off qui introduit le générique, annonçant immédiatement les enjeux ("La dépravation est tapie en chacun de nous. La perversité est une pulsion inhérente à l'homme ..."), ramène immanquablement à "Ténèbres", "Suspiria" et "Inferno".
Puis, le cheminement de la caméra, détaillant toute l'horreur d'une scène de crime, aussi spectaculaire que révoltante, nous propulse dès le départ en terrain connu.



Les "échos" reliant les scènes les unes aux autres (la lame d'une serpe pendulaire qui est entrée dans le corps d'une victime cède la place à l'introduction du cliché dans l'appareil de développement de Rod ; la pointe du pal, jaillissant de la bouche de l'homme trouve son rappel visuel dans celles des obélisques pointues d'un cimetière ...), les accrobaties ou les points de vue de la caméra, se faisant tour à tour pendule tranchant, félin qui s'enfuit, objectif photographique, bonde d'une baignoire vidée de son eau ensanglantée ou chute d'une clé, tout cela nous confirme la présence et l'identité du réalisateur.







De la même manière, la combinaison chromatique fétiche des trois couleurs primaires, du rouge, du bleu et du jaune, est, ici encore, bel et bien explicitée, associée à l'emploi du blanc et du noir.
La permanence fidèle des vitrages, des fenêtres et des miroirs, tout comme les multiples renvois thématiques, s'avèrent également constants :
la tache (sur la gorge du chat, le sang sur la moquette ...) ; les griffes (griffes du félin, ongles pointus des femmes, signature et dédicace du livre ...) ; la chute (d'une bouteille qui se brise, du corps sur le pal, des clés de menotes, du cadavre du policier qui entraine le héro, la "chute" progressive de Rod ...) ; le mensonge (mensonges de Rod, long (et faux) nez (de Pinocchio !), porté par la femme au début du rêve ...) ; la monstruosité (les maniaques et les forcenés qui commettent des actes atroces, un nain, les policiers et Rod ...) ....


Sec, rapide et amer, "Le Chat noir" s'affirme comme une belle révérence au maître de la littérature fantastique.
Dario Argento sort à la fois gagnant et perdant de l'entreprise de ce film à deux voix :
Gagnant, parce que la première partie de ces "Deux Yeux maléfiques", assurée par Romero, ne peut soutenir la comparaison avec sa création beaucoup plus inspirée, mais perdant à cause du format court, du rythme obligatoirement rapide et elliptique et de la concision d'un film qui aurait gagné à une démonstration plus fouillée et à un plus grand développement de ses idées et ses personnages.

La perspective de cet hommage, à priori si adéquat, aurait mérité davantage d'espace, de folie et de flamboyances !
Malgré tout, et bien que finalement mineure, l'oeuvre s'avère pleinement maîtrisée et globalement réussie.
Cette incursion du cinéaste aux Etats-Unis, un pays plein de contrastes et dépeint comme vicié et un brin neurasthénique, un pays qui ne reflète plus le fameux rêve américain, cette "rencontre", touchera tant le réalisateur qu'il y demeurera pour mettre en scène son film suivant "Trauma", confirmant le regard, aussi acerbe et cruel que profondément humain et mélancolique, d'un créateur sur son environnement et l'influence de ses émotions et de son "vécu" sur toute son oeuvre.
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