Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


Que cela ne vous empêche pas de me visiter, de me lire et de me laisser vos remarques.

mardi 19 août 2008

Il était une fois (4) : Les Frères Grimm





LES FRERES GRIMM





Jacob et Wilhem Grimm, imposteurs patentés, abusent des superstitions et de la crédulité des villageois pour s'inventer chasseurs de monstres et exorcistes et soutirer de l'argent aux naifs autochtones.
Démasqués, ils sont mis au défi d'élucider les mystérieuses disparitions qui frappent le village de Marbaden : en tant que spécialistes de la supercherie, ils devraient aisément confondre ceux qui semblent, à leur tour, vouloir faire croire à la magie et aux malédictions !
Arrivés sur les lieux, les frères Grimm, confrontés avec terreur à des événements véritablement surnaturels, ne devront compter cette fois que sur leur bravoure et sur leur connaissance improvisée du merveilleux pour déjouer les sortilèges.
Une forêt maléfique, une reine-sorcière en quête de résurrection, un homme-loup et un miroir magique obligeront nos deux compères à aller au bout d'eux-même, à affronter leurs propres démons, leurs rivalités et leurs contadictions en devenant les héros de leurs futurs contes de fées ...





Fantaisie, imaginaire, humour farceur et nonsensique et mise en abime, délires, noirceur et merveilleux ... : tous ces qualificatifs ne suffisent pas à décrire l'univers bigarré de Terry Gilliam, ses oeuvres visionnaires, farfelues, truculentes et son trait généreux et enluminé.
Toujours à cheval entre la fable, le rêve, la satire et l'humour potache, ses réalisations (de "Bandits, bandits" à "Brazil", de "Munschausen" à "Las Vegas parano", en passant par "L'Armée des 12 singes" et "Fisher King" ...) exaltent continuellement la part onirique et imprévisible de la réalité.
Logique donc qu'un projet de studio ayant pour thème les contes noirs des frères Grimm se soit fait le nouvel objet de son attention.

Sorti éreinté et endetté du maudit "L'homme qui tua Don Quichotte" qui avait méchamment capoté, Gilliam allait pourtant à nouveau se heurter à bien des problèmes ...
La genèse et l'historique des "Frères Grimm" recèle son lot d'imprévus, de différents, d'incidents et de contretemps (au point que le film failli connaitre le même sort que son prédécesseur !)
Au final, un four ! Critiques, accueil plus que mitigé ..., l'oeuvre suscita surtout déception, froideur et rejet.

Qu'en est-il réellement ?
Eh bien, je dirais pas si mal ...
Bien sûr, on peut reprocher au film son côté brouillon, l'aspect prévisible et "consensuel" de sa deuxième partie ... ; il n'en demeure pas moins réjouissant, chouette, amusant, bricolé et inventif et pour finir absolument "gilliamesque" !

Les studios imposèrent-ils leurs stars ?
Il en découle un casting néanmoins intéressant :
Mat Damon et Heath Ledger, utilisés presque à contre-emploi, campent un duo plutôt attachant ; Monica Belluci, fustigée par une partie de la Critique, déploie toute la vaine et fascinante plastique et le jeu théatral et figé requis par son rôle de méchante reine et (le fidèle) Jonathan Pryce assorti d'un Peter Stormare fellinien cabotinent avec jubilation.


"Les Frères Grimm" se décline suivant cette idée maitresse : le merveilleux existe ; la magie et le surnaturel ont leur part de réalité !

Le scénario imagine les deux larrons comme les arroseurs arrosés d'une intrigue qui les présente au départ dans l'artifice d'un folklore légendaire totalement mis en scène et tourné en dérision, pour mieux les confronter ensuite à son évidente matérialité !
Et chacun des deux frères représente cette opposition en s'affirmant comme le contraire de l'autre : Will (Wilhem) est le cartésianisme, le réalisme et l'opportunisme incarné là où Jack (Jacob), rêveur et inhibé, se fait celui qui croit toujours, envers et contre tout, aux miracles et au merveilleux.



Les présupposés s'inversent :
Ces monstres et ces maléfices fabriqués de toutes pièces (et prétendument éliminés !) par les deux filous vont se retourner contre eux. A Marbaden, les sortilèges et les créatures diaboliques imposeront toute leur terrifiante énigme ; véritables, imprévisibles ...
Et les célèbres conteurs allemands transformés ici en maitres de la supercherie, vont finalement puiser leur géniale inspiration dans la fantasmagorie d'un quotidien désormais complètement contaminé par le Surnaturel !


Terry Gilliam plante son histoire dans une réalité d'autant plus signifiée qu'elle s'inscrit dans une dimension toute historique (l'empire Napoléonien et la guerre qui oppose la France à l'Allemagne).
Ainsi à l'invasion et à l'occupation française (ridiculisée à souhait !) vient s'inscrire en parallèle l'invasion du Mal.



Et tout s'épanouit de la même façon dans un jeu continu d'échos, de répétitions ou de contraires.
Les mises en scène, les fausses sorcières et les trolls inventés par Will et Jack débouchent sur l'implacable déroulement d'une conspiration occulte, sur le réveil maléfique d'une véritable goule, sur un loup-garou, une forêt enchantée et sur une lutte éperdue et obligée du Bien contre le Mal ...


Les apparences sont bien sûr continuellement trompeuses :
au vieux moulin faussement hanté succède une forêt vraiment ensorcelée ; un homme se dissimule sous la peau et l'aspect d'un loup ; les miroirs disposés derrière les quelques convives d'une tablée démultiplient leurs reflets et donnent l'impression d'une véritable assemblée ;


Une sorcière momifiée et plusieurs fois centenaire arbore une image différente et proprement envoutante : cette reine superbe, mauvaise et vaniteuse, obsédée par sa beauté au point de s'enfermer à jamais dans une tour impénétrable, et figée dans le misérable état d'un cadavre aussi crochu que déssèché, ne dispose plus que du reflet vénéneux et illusoire de ses splendeurs passées ...


Pareillement, les pièges et l'attirail singulier et grotesque des frères Grimm, catapultes et tremplins, armures trop clinquantes, radars abracadabrants et crucifix-lance flammes ..., ridicule outillage de pacotille, s'avèreront finalement utiles et même salvateurs !


Le caparaçonage de métal, aussi rutilant qu'inutile, emprunté par Mercurio lui sauvera tout de même la vie comme le crucifix piègé permettra à Will de vaincre son agresseur ...
Et lorsque les deux menteurs feignent l'envoutement d'une créature qui les manipule (et qui n'est autre que leur complice déguisé !), ils ignorent qu'une sorcière bien réelle les obligera bientôt à croiser le fer d'une manière cette fois tout à fait sérieuse !

Et les rappels plus ou moins explicites des contes les plus fameux, ces récits dont Jack consigne les prémices et les ébauches dans son grand carnet relié au fur et à mesure que le Merveilleux s'installe, s'égrennent avec bonheur :

Bouclier hérité du descendant du prince de "La Belle au bois dormant"(le sommeil maléfique des jeunes victimes de la méchante reine fait également référence à ce conte) ; escapade tragique dans la forêt pour "Le Petit chaperon rouge" ;

Miroir magique et reine belle et orgueilleuse tout droit issus de "Blanche-Neige" ; haute tour sans porte et tresse et chevelure en guise de cordage comme dans "Raiponce" ; pantoufles de verre magiques de "Cendrillon" ; Jacob enfant, improvisé dès le départ comme l'innocent héro du futur "Jack et le haricot magique"...


"Le Bonhomme de pain d'épice" se fait désormais non plus proie appétissante mais chasseur redoutable (c'est lui qui "dévore" et avale !) et "Hansel et Gretel" n'ont même pas le temps de tomber sur leur maison de biscuits et de bonbons ...

Comme naguère dans "Les aventures du baron de Munschausen", Gilliam utilise et retranscrit tous les composants d'un univers merveilleux (on s'amuse beaucoup à retrouver toutes ces allusions aux contes de notre enfance), les mélangeant et les adaptant avec son ironie et sa verve coutumière.
"... Munschausen" adoptait déjà cette trame jouant sur le mensonge et la vérité, sur la rencontre d'une réalité triviale, d'un contexte historique (et "guerrier") avec une autre dimension fantasmée, incroyable, où tout était possible ; le rêve submergeant sans cesse le quotidien pour mieux déjouer la mort.
Dans "Les Frères Grimm", le Mal combattu (et tous ses avatars) se révèle, après tout, aussi grotesque (si ce n'est plus !) que les monstres d'opérette mis en scène au début par les frères roublards.
En définitive, leur aventure n'aura été qu'un mauvais rêve, le prétexte et le creuset d'où jaillira leur création ...
La réalité (Les contes de Grimm) émane de la confrontation musclée à la matérialisation du Fantastique.
Et croire au merveilleux devient la clé et la solution ultime.
Le conte de fée se nourrit du réel comme la réalité s'inspire et se gorge de l'irrationnel ...

Faisant des conteurs les héros d'une légende inédite (qui inspirera celles qu'ils retranscriront), le réalisateur déroule et interprète à sa manière tous les clichés et les symboles du merveilleux.
Les pouvoirs magiques :
La sorcière envoute et hypnotise ; le sang des pucelles lui rend jeunesse et beauté ; elle commande les éléments et peut déclencher un ouragan d'un simple souffle ...


Le père d'Angelika, sous la coupe de la démone, adopte tantôt l'aspect d'un loup sauvage, tantôt celui d'un ogre à l'habit de pelages armé d'une hache-boomerang qui ne rate presque jamais sa cible ...


Angelika, la belle fille du trappeur, possède la connaissance d'un savoir ancestral, celle du monde sauvage et des êtres magiques ...

Les arbres de la forêt sont pareils à des créatures sournoises et agressives : ils sont doués de vie , ils se déplacent et leurs branches et leurs rameaux peuvent se muer en tentacules agressifs aux étreintes serpentines ...


Les chevaux avalent les petites filles ; des puits, surgit une boue dangereuse ; les crapauds indiquent leur chemin à ceux qui l'ont perdu ...



A ces pouvoirs et à ces sortilèges, Jack et Will opposeront leur maladresse, leur candeur et leur astuce : plus forte que tous les enchantements, la foi (en la part magique du monde et de soi), cette foi inébranlable de Jacob, aura raison de la malédiction.

Autre motif classique du conte : la fratrie.
Ici, pile et face, clown blanc et auguste, rêveur ou leader, les deux frères symbolisent les deux côtés d'un être tantôt rationnel, épicurien, pragmatique et sanguin (Will), tantôt introverti, lunaire et plus profond (Jack).
D'une autre manière, Angelika tombera sous l'emprise du sortilège, comme ses soeurs ...



Et la piqûre (motif emblématique de bien des contes de "La Belle au bois dormant" à "Blanche-Neige"...) revient également, marquant l'empreinte venimeuse du Mal :
Gretel se pique le doigt aux épines d'un arbuste avant d'être attirée dans un guet-apens ; les jeunes filles envoutées ont l'index percé afin que leur sang soit recueilli dans de petites fioles ; l'homme-loup est asservi par le biais d'une pointe aigue plantée dans son coeur (et que la reine fichera au final dans la poitrine de Will)


De son côté, le bestiaire "obligatoire" se révèle lui aussi bien souvent lié aux forces occultes, déployant ses sinistres vols de corbeaux, son loup redoutable, ses flots grouillants de blattes et de pucerons, ses chevaux diaboliques et ses mères crapaud ...

Et le sommeil centenaire et enchanté ne concerne plus une belle princesse mais les restes momifiés d'une reine cruelle ; pas de belle au bois dans la tour, plutôt une vieille horreur toute en griffes et en cuir parcheminé !
Les jeunes filles et les enfants, victimes de cette sorcière, sont semblablement plongées dans un sommeil de mort et enfermées dans des tombeaux antiques.

L'eau sournoise amène leurs dépouilles, emporte leurs écharpes ; cette eau pleine de poisons qui se fait boueuse, vivante et piègée lorsqu'on la tire d'un puit ...
Les mares sont des passages magiques vers les sanctuaires du Mal, des passages qui se figent, couverts de glace, quand on tente de les pénétrer sans autorisation ...


Bref, du grimoire et des runes maudites à l'éclipse attendue d'une lune sanglante, des statuaires sinistres et de cette tour décrépite trouant la forêt à ces arbres vivants et reptiliens ..., le film décline à sa façon, poétique, sombre et familère, les chromos singuliers de ses références aux contes et légendes allemands.


Et l'univers folklorique, facétieux, ténébreux et gothique des "contes de Grimm" s'avère, en définitive, plutôt astucieusement adapté à l'image.
Le cinéaste réussit même à créer des situations et des ressorts inédits tout à fait dignes des merveilleux cauchemards des illustres conteurs :




Une fillette est réveillée dans la nuit par les hennissements incessants d'un cheval.
Sans bruit, elle se lève et entre dans l'écurie.
L'animal semblait perturbé ; elle pénètre dans son enclos et vient le rassurer de ses caresses. Mais soudain, des naseaux et du mufle chevalins jaillit une toile d'araignée gluante qui colle aux mains de l'enfant et se déverse en un flot répugnant, l'emprisonnant encore davantage à chacune de ses vaines tentatives pour s'en défaire.
Bientôt totalement couverte de cette substance et pareille à un gros cocon, la fillette est carrément engloutie par le cheval maléfique. Ses hurlements de terreur ont alerté les héros ; Jack et Will se précipitent au dehors ; le temps de voir l'animal (à l'abdomen curieusement proéminent !) filer ventre à terre vers la forêt.
La caméra a plongé dans les profondeurs de sa gueule ouverte, jusqu'à la petite fille qui crie et appelle à l'aide, vivante à l'intérieur de la bête !
La suite est tout aussi étonnante.
Les Grimm, Angelika, Mercurio Cavaldi et ses hommes se lancent aux trousses du cheval dans un bois nocturne et cauchemardesque. Les branches des arbres se tendent, se tordent, les poursuivent, les désarçonnent et les saisissent ; montures et cavaliers se retrouvent propulsés dans les airs et prisonniers des rameaux tentaculaires tandis qu'Angelika est confrontée aux assauts d'un grand loup efflanqué et menaçant.
Les sbires de Cavaldi ne s'en tireront pas indemnes (ni entiers !)


Plus loin, une autre séquence (par ailleurs réalisée par la 2ème équipe du film chapeautée par Michele Soavi !) réussit le même troublant mélange de Fantastique et d'humour noir :
Sasha, une autre fillette de Marbaden, va puiser de l'eau.
Un corbeau sinistre et agressif surgit et l'effraie ; il échoue dans le puit.
Lorsque Sasha remonte son seau, elle en retire la dépouille boueuse de l'oiseau. Mais celui-ci est toujours vivant ! Il s'ébroue, secouant la boue noirâtre qui l'encrasse et en tartinant le visage de la gamine.
Quand elle tente de se débarbouiller, elle n'a plus d'yeux ni de nez ni de bouche ; son visage n'est qu'un masque informe et atroce et ses cris s'étouffent baillonnés !
Tandis qu'elle s'écarte et cherche du secours à l'aveuglette, le seau encore plein de boue se déverse et cette glaise sombre s'anime, grossit, s'élève, pour former un petit personnage grassouillet, brunâtre et grotesque, exhibant de gros yeux ronds et un sourire inquiétant. La créature suit Sasha d'une démarche empotée de tout petit enfant. Et les interventions des villageois s'avèrent vaines : détruite par un coups de fusil, la chose se reconstitue immédiatement. Cavaldi et Angelika, alertés à leur tour, se saisissent de Sasha, l'enfermant à l'abri dans une maison ; Angelika coupe en deux la silhouette monstrueuse d'un bon coup de pelle ... mais rien n'y fait !
Les bras de la créature se propulsent et s'allongent, passent sous la porte et se saisissent trop vite de l'enfant. L'être de boue la récupère et l'assimile illico avant de se transformer en un grand bonhomme de pain d'épice rigolard et narquois qui file jusqu'au puit dans lequel il plonge et disparait !



Et tout est à l'avenant : merveilleux et horrible, ridicule et imaginatif, noir, ironique et déconcertant...



La forêt magique est belle et inquiétante ; le contexte historique plutôt tendu et douloureux est cependant traité avec humour et virulence ; villes et villages affectent la même noirceur, la même rusticité un peu délabrée, les mêmes tons pluvieux ...


Et dans ces décors qui font la part belle aux ombres et aux références gothiques ou symbolistes, se déploie toute une galerie de personnages monstrueux, cocasses et étonnants.
Le général Vavarin de Latombe, psychorigide, vaniteux, borné et sadique ; son valet servile et déjanté ...



Mercurio Cavaldi, le grandiloquent maitre de torture ; outré, grimaçant, terrible ... et finalement sympathique !



Les complices de Will et Jack, aux dégaines impayables, à la bêtise et à l'inefficacité confondantes ...



Cette reine vampire et son séduisant reflet ; son babil de sirène, ses manigances, sa superficialité ...



Cet homme-loup muet et possédé ...

Vieille folle ricanante, jumelles coquines, soldats brutaux et avinés, fillettes au look de garçon, autochtones naïfs et imbéciles ... : les trognes se succèdent, typiques, excessives, patibulaires et presque invariablement singulières, rejoignant les monstres, les animaux magiques et les créatures diaboliques pour un ensemble haut en couleur qui frôle parfois le Théatre de Guignol ou La Comedia del Arte !


En dehors du contexte et d'une reconstitution lèchée qui cultive le détail (la minutie des décors et des costumes, le choix des accessoires et des allusions ...) pour mieux le déformer et lui conférer des aspects extravagants et surréalistes (la chambre des tortures de Vavarin de Latombe où les hurlements des suppliciés sont couverts par les harmonies primesautières d'un orchestre de chambre ; le tarabiscotage des architectures ; le carrosse-cage de Cavaldi ; la gigantesque cuve bouillonnante où les complices des frères Grimm menacent d'être précipités ; ces casques de verre pleins d'escargots qui emprisonnent leurs visages ; l'attirail ridicule et poétique employé par les héros pour combattre les forces obscures ...), tout est finalement joyeusement fantaisiste.

Le Mal est constamment griffu, reptilien, érectile et évidemment trompeur (serres et griffes des corbeaux et des sorcières ..., serpents des branches et des ronces, des racines et des lianes ..., bras extensibles, chevelures et toiles d'araignée immensément longues, piège et enfermement des tombeaux, des sources, de cette tour sans accès, de la forêt inquiétante ...)




Mais, face à ces dangers, le Bien n'a rien de classiquement glorieux ! Trop humains, tantôt pleutres, désorganisés, contradictoires ou rivaux, les héros d'agitent dans un joyeux désordre. La querelle éternelle qui les anime dès le prologue plante sensiblement leurs divergences : Will tient Jack pour responsable de la mort de leur mère (il avait acheté des haricots"magiques" au lieu de remèdes !) et sa logique s'emballe face à l'anti-réalisme de son frère. Pareillement, tous deux amoureux de la belle Angelika, exercent encore malgré eux un nouvel aspect de leur rivalité...


Finalement, la magie du rêve aura raison des rugueurs trop cartésiennes ; c'est d'ailleurs ce "rêve éveillé" des maléfices et des mésaventures de Marbaden qui blanchira à jamais l'innocent Jack : le merveilleux a tout contaminé ; sa réalité est indéniable. Will avait tort de railler son frère et de lui reprocher ses obsessions puériles ; c'est grâce à Jack et à un sacrifice et un baiser de conte de fée que tout réintegrera sa normalité (?).

Et l'humour vient continuellement alléger les clichés gothiques et contrebalancer l'horreur et le merveilleux ; même si, ici, on rit jaune ou l'on s'esclaffe : Loufoque, acide et macabre, la comédie tire volontiers vers la caricature. Terry Gilliam déroule sa parade de cirque ravivant un parfum d'Hellzapoppin, de théatre italien ou les réminiscences des duos ancestraux à la Laurel et Hardy. Le jeu des acteurs est volontairement appuyé et démonstratif, les caractères sans nuances et les figures grimaçantes ...

Les personnages secondaires, toujours grotesques, permettent de savoureux apartés. Vavarin de Latombe, le général obtu et despotique, tout comme Mercurio Cavaldi, son émissaire, se font les instigateurs des séquences les plus drôles (des scènes de tortures désopilantes ; un affrontement final échevelé ...)

Nul respect (les représentants de l'ordre et du pouvoir se révèlent continuellement capricieux, bornés et joyeusement injustes ; les contes sont passés à la moulinette ; la féérie se mue bien souvent en horreur ...) et nulle guimauve (pas de love-story ; un joli petit chaton se retrouve expédié d'un coup de pied dans un hachoir ; la plupart des victimes du Mal et des protagonistes des scènes "d'épouvante" s'avèrent des enfants ; les complices des héros finissent décapités ...)

On a pu lire ou entendre ça et là que Gilliam lui-même aurait été près de renier son travail et qu'il considérait "Les Frère Grimm" comme son oeuvre la plus mauvaise. Je ne pense pas qu'il faille accorder crédit à ces insinuations ... Le film n'est pas plus brouillon ni déshonorant que cela ; bien au contraire ! La combinaison de l'humour noir, de la farce et du fantastique n'y est pas moins surprenante et efficace que dans ses créations précédentes ; et quoi qu'en disent la critique, on ne sent pas, au final, les pressions, le muselage ou les désaccords dont le cinéaste fut, parait-il, victime ... L'histoire est plaisante, son développement, somme toute organisé et linéaire, ponctué de séquences-choc ou de chromos spectaculaires s'avère absolument savoureux !

Bien entendu, on peut trouver répétitive et moins inspirée la seconde moitié du métrage qui se cantonne dans d'éternels va et vient des personnages de la forêt au village ; on peut déplorer l'essouflement d'une intrigue qui emprunte les voies les plus balisées, les plus rebattues du Fantastique (la cérémonie occulte, le réveil de la sorcière, l'éclipse lunaire, l'anéantissement du Mal ...) ; Mais, le schématisme des situations correspond en définitive tout à fait à celui des contes, à celui d'un rêve obsédant dont on se doit d'explorer tous les recoins et le moindre symbole avant de le désamorcer et de s'en libérer enfin ...


Et après que tout se soit écroulé au final, que le miroir et la sorcière aient éclaté en mille morceaux, que la tour se soit effondrée, l'armée envolée et que la forêt ait flambé, le soleil darde enfin ses rayons bienvaillants ; Cavaldi tend à Jack le livre-carnet, rescapé du brasier, où le conteur pourra désormais réorchestrer à sa sauce tous les artifices et les oripeaux de ce qui n'est plus qu'un mauvais souvenir, un ancien cauchemard ...
Le conte est terminé, la vie reprend ses droits, et "Les contes" vont pouvoir naitre ...

Visuellement l'oeuvre est là aussi réjouissante et absolument belle et respectable.
Les couleurs sombres et cohérentes correspondent tout à fait à la noirceur fantasmagorique du contexte.
Les décors retranscrivent tout aussi habilement l'ambiance gothique recherchée :
la forêt semble immense et impénétrable, la tour de la sorcière se dresse comme un champignon vénéneux au centre de sa clairière enchantée, les villes et les hameaux arborent des allures de prisons grises et vermoulues ...

Certaines mauvaises langues n'y auront vu qu'une pâle resucée du "Sleepy Hollow" de Tim Burton (à mon avis beaucoup plus poseur et "ouvragé" (bien que splendide !)) Ici, tout est référentiel et un peu toc, exagéré, bricolé, foutraque. Là où Burton ne pouvait empêcher la joliesse morbide et systématique de son trait toujours ostentatoire, Gilliam s'amuse à malmener ses joujoux en accentuant volontairement l'artificialité de ses effêts et de sa mise en scène. Son loup en image de synthèse, le maquillage presque ridicule de sa sorcière, ses lumières, les teintes de ses éclairages, ses cadrages excessifs, toute la poésie un brin artisanale des effets spéciaux, des créatures et des trucages ..., tout ici célèbre l'illusion cinématographique ; illusion d'un monde de carton-pâte et de séquences informatiques, illusions des apparences et d'une histoire justement basée les mensonges, les incertitudes, les revirements de la réalité ...

Les Grimm, tour à tour metteurs en scène puis acteurs, confrontés aux clichés les plus attendus et les plus emblématiques de l'Epouvante et du Merveilleux, se font les symboles du réalisateur en personne, invitant le spectateur à retrouver son regard d'enfant pour un généreux voyage au pays des songes, une joyeuse célébration et une mise en oeuvre aboutie de toutes les ressources du 7eme art ... Plus futée qu'il n'y parait, l'histoire se paye même le luxe de la réflexion, débouchant au final sur une plaisante métaphore sur la création !

Jamais vulgaire ni abetissant, icônique et narquois, "Les Frères Grimm" renoue avec la naiveté et la rondeur du cinéma d'antan pour mieux les pervertir à coups de traits vachards d'une sympathique noirceur. Qui a dit que les contes n'étaient que pour les enfants ?