



LA COMPAGNIE DES LOUPS



Le plus redouté, celui qui nourrit toutes les légendes et les fantasmes entretenus par des grand-mères peu ordinaires concerne le loup ; ce loup qui peut prendre bien des apparences et des visages inattendus !









Pour sa deuxième réalisation, Neil Jordan choisit de s'inspirer des oeuvres d' Angela Carter, romancière britanique méconnue dont les récits exacerbent constament les aspects psychanalytiques et fantastiques du patrimoine légendaire.
"La Compagnie des loups" se présente en l'occurence comme une relecture adulte et impressionnante du célèbre conte du Petit chaperon rouge ; une adaptation cruelle, inspirée et personnelle, mais malgré tout fidèle aux sous-entendus implicites de cette histoire universellement connue.



La fable, plus ou moins édulcorée suivant ses versions (Grimm ou Perrault pour ne citer qu'elles), se transforme ici en un superbe cauchemard horrifique où le loup (garou) peut se faire aussi redoutable et attirant que spectaculaire (ses transformations valent le coup d'oeil !), où la fillette naïve devient une adolescente pleine de curiosité et de désir et où la grand-mère, beaucoup plus ambigue, se révèle un peu sorcière ! ...




L'oeuvre choisit une construction gigogne : une réalité de départ dans laquelle s'inscrit très vite une seconde réalité (le rêve) elle-même régulièrement détournée par d'autres (des récits, des contes, comme des appartés) ; tous ces mondes et ces représentations s'influençant et s'interpénétrant sans cesse.
Ainsi le rêve-conte-cadre de Rosaleen est-il continuellement nourri par ceux d'histoires parallèles, contes dans le conte, fantasmagories dans le songe, tous liés par l'imaginaire et l'inconscient de l'adolescente.
Véritable florilège des mythes et légendes dédiés au loup, lecture "psychanalytique" aussi démonstrative que finalement attendue, le film vaut avant tout pour ses qualités plastiques et pour son regard, à mon avis, l'un des plus révélateurs et des plus proches de l'essence éminament violente et sombre de ces récits que l'on dit destinés aux enfants.
Ici aucune mièvrerie disneyesque, pas de second degré démagogique, l'ironie subtile plutôt que l' humour gratuit, la cruauté plutôt que la guimauve ...
Et si on retrouve bel et bien la capeline rouge, la forêt hostile, le loup affamé et la grand-mère, la chevillette, la bobinette et les couplets mémorables "Que vous avez de grands bras ...etc", si ce puit orné d'envolées de colombes, le travail à la mine des hommes du village, une pomme rouge et des miroirs peuvent rappeler Blanche-Neige, ce sont, en fait, les récits noirs et effrayants qui voient hommes et femmes se métamorphoser en bêtes fauves et l'étrangeté et les mystères d'une forêt pleine de surprises et de danger qui prédominent.

Le loup et l'univers symbolique des peurs constructives de l'Enfance se retrouvent déclinés dans un style volontairement ornementé et artificiel, par le biais de décors envoutants, d'effêts choc, d'idées et de citations tantôt célèbres et familières, tantôt plus surprenantes et d'une manière à la fois merveilleuse, pleine de lyrisme et de poésie et parfois beaucoup plus assèchée, brutale ou narquoise ...

Les clichés du folklore s'égrennent : pleine lune, hurlements, meutes redoutées, bétail dévoré, hommes-loups et malédictions, métamorphoses détaillées où la bête, tapie à l'intérieur de soi, arrache littéralement son déguisement humain avant de révèler sa nature profonde, où elle jaillit carrément par la bouche ouverte, le dos et les articulations de ces corps qui la dissimulent ...












Sauvagerie, pacte diabolique, trophées macabres, chasse, fourrure et toisons, terreur, séduction et renvois sexuels ... ; le loup s'affirmant au fur et à mesure de l'intrigue comme le symbole de l'interdit, de l'inconnu, de la part animale de l'homme et comme la concrétisation des appels et des désirs sexuels ; l'image de l'abandon des illusions de l'Enfance et du passage (ici, finalement traumatisant) dans l'age adulte.

Et comme ce loup mi-animal, mi-homme, la forêt et ses pièges, ses chemins détournés, interdits et si tentants, se fait la métaphore du monde : un monde vaste, mystérieux, à la fois familier et plein d'inconnu ; beau et terrifiant ...
Le cinéaste a su recréer à merveille à l'image la dimension onirique et fascinante de ces forêts éternelles des contes ; des lieux fourmillant d'enchantements, de couleurs, d'animaux et de découvertes, tour à tour paisibles, accueillants, intrigants ou franchement cauchemardesques, regorgeant de plantes et de créatures difformes et malveillantes.




La nature, en général, est par ailleurs restituée dans ses aspects les plus imprévisibles et les plus difficiles : toute-puissante, sauvage et foncièrement hostile. Les hommes, impuissants, sont soumis à ses caprices, à la rigueur de ses hivers, aux pièges et aux sortilèges de ses nuits ... ; les ronces et les branchages s'animent et emprisonnent un jeune garçon ; des serpents rampent dans les arbres ; les bêtes sauvages coursent et attaquent les jeunes imprudentes ...



Et les animaux sont partout : dans les bois, les villages, dans les maisons, jusque dans les lits ! Sauvages ou domestiqués, perpétuellement symboliques ...
Oiseaux, reptiles, chouettes, cigognes, corneilles et canards, crapauds et araignées, hérissons, lapins .... même l'écharpe de fourrure de la grand-mère se révèle une fouine parfois vivante !
Ce bestiaire accentue encore les aspects profondément magiques de l'oeuvre.

Et contre toute attente, l'animal le plus redoutable s'avère être l'homme ! Cet homme-loup des récits noirs de la grand-mère, ce monstre qui attise bien plus la curiosité qu'il n'inspire la prudence.




Le parallèle et la dualité entre l'homme, le mâle, objet des désirs naissants de l'adolescente, et le loup symbole de toutes les terreurs, responsable de tous les maux, se fait le leitmotiv de cette histoire. Homme et animal, tantôt distincts, tantôt fédérés sous les traits fantastiques des loup-garous, se croisent, se cherchent, se cotoient, se poursuivent et se retrouvent continuellement.
Leurs valeurs, leurs caractéristiques, leurs mensonges et leurs réalités s'intervertissent sans cesse ; l'animalité de l'homme se révèlant finalement évidemment bien plus terrible que la sauvagerie d'un loup souvent victime avant tout, stigmatisé, méprisé, haï ...
Et si la bête, diabolisée et méconnue, est tout d'abord logiquement dépeinte comme un fléau, une monstruosité, un péril ou comme le vil résultat d'une malédiction, si les contes d'une mère-grand résolue à préserver sa petite-fille (et à surtout la mettre en garde contre des hommes "dégoutants"), empruntent aux superstitions tous leurs clichés les plus sombres, le regard de Rosaleen et les histoires qu'elle narrera à son tour exprimeront une vision beaucoup plus nuancée. Là où l'aieule ne parlait que de punition, d'interdit, de violence et d'horreur, l'adolescente présente un loup presque plus humain que les hommes eux-même ; la bête se fait alors l'image de la différence, de l'affranchissement et de la liberté ; le loup n'est qu'un malheureux paria !
Le rêve se clot d'ailleurs d'une manière très signifiante sur le choix irréversible de Rosaleen, celui de cette part animale, et sur sa transformation définitive en louve.


Rosaleen bien entendu, mais aussi cette grand-mère très spéciale, cette mère pleine de noblesse, ces personnages principaux des différents récits (épousées, filles-mères, jeunes louves ou magiciennes ...) ; la féminité naissante de Rosaleen se projetant dans ces diverses représentations d'une femme finalement beaucoup plus puissante, plus courageuse et plus complexe que tous les avatars de la figure masculine !
Les personnages féminins se montrent constamment téméraires, curieux, pleins de sang froid et de droiture, là où les hommes s'affirment souvent grossiers, empruntés et menteurs ...



Rosaleen campe un chaperon rouge à la quête de son destin ; ce loup, elle le recherche, elle le désire, elle l'attend.
Elle s'habille, maquille ses lèvres et s'étudie dans son miroir, excitée et innocente (?), de plus en plus consciente des enjeux amoureux et de son pouvoir de séduction, menée par l'éveil assez perturbant de sa sexualité.


Mais, dans ce domaine même, les femmes se montrent aussi plus entières ; et si toutefois elles peuvent, comme les hommes, devenir bestiales (comme le rétablira la mère de Rosaleen), elles demeurent là encore plus loyales, plus vraies, fidèles et fortes.
Face au loup qui l'étreint, Rosaleen conserve finalement toute sa maitrise d'elle-même et elle réussit à le soumettre et à révéler la part inoffensive du monstre (qui n'est après tout qu'un gros chien !) ;



La pauvre fille engrossée puis abandonnée par un nobliau détestable lui fera payer sa bassesse ;
Celle dont l'époux avait disparu la nuit même de leurs noces, se montrera encore pleine de compassion et d'attirance malgré l'horrible révélation (il était loup-garou !) : "il était si beau !" dira-t-elle plus déçue que secouée, devant la tête coupée du "monstre" ...








Manger et être mangé ; les motifs de la faim et de l'alimentation s'affichent en continu : repas familiaux ; repas de noces chez les aristocrates où les convives se baffrent et rotent sans retenue ni aucune distinction, animaux avant même leur juste métamorphose (ils finissent transformés en loups !);










L'Enfance, exprimée de prime abord par la structure de l'oeuvre où la parole et l'intrigue ne passent finalement que par les contes (noirs !), puis par ces fétiches enfantins (possiblement maléfiques et monstrueux, tels ce pantin et cet ours en peluche géants et agressifs) et par l'insistance des jeux (Colin-maillard, cache-cache, course avec le loup jusqu'à la maison de la grand-mère ...) n'a rien de tendre , de mièvre ni d'innocent !

Rosaleen déteste et jalouse sa soeur (Alice !) et elle ne parait guère affectée par sa mort ; elle observe ses parents qui font l'amour et se joue du garçon qui voudrait être son petit-ami. D'ailleurs, elle méprise les garçons de son village et prétend à des vues plus élevées ; elle se montre beaucoup plus fascinée qu'effrayée par les dangers de plus en plus concrets de son environnement (lorsque le père ramène la patte coupée d'un loup piègé, patte qui se révèle rapidement une main d'homme, Rosaleen l'observe avec un grand intéret !) ; elle désobéit et ne tient pas compte des recommandations et des avertissements continus de son entourage ; et, plus encore, décidée, tétue et finalement claivoyante, l'enfant se fait sa propre opinion des superstitions et des refrains locaux.
Adolescente et bientôt femme, elle abandonne et détruit pour finir les symboles du passé : elle jette sa cape rouge au feu , laisse le loup éliminer la grand-mère (infantilisante !) et renverser et casser ses jouets ...
La toute fin du film restitue pourtant la terreur et la violence de la nouveauté et de ce "passage" : les loups ont envahi la maison où Rosaleen dormait ; le rêve a complètement gangrené la réalité ; l'un d'eux se précipite derrière la fenêtre de la chambre qu'il brise en sautant à l'intérieur ; les poupées tombent et s'écrasent et Rosaleen (réveillée ?) hurle d'effroi ...



Le monde est foncièrement brutal et traumatisant.
Les métamorphoses spectaculaires et douloureuses de l'homme en loup parlent finalement aussi de celles de la fillette en femme : mêmes transformations, mêmes élans d'un corps qui change, qui préoccupe, qui saigne, tout en demeurant identique et sien ... ; même nouveauté d'une appropriation de ce corps par les autres (désir, fantasmes, chasse ou séduction, amour physique ou dévoration ...), mêmes désirs inattendus de fusionnements, d'avalements et de pénétrations ...

Face aux superstitions et aux contes de terreur, finalement très moralisateurs dont la grand-mère assaille sa petite-fille pour faire taire ses interrogations, les symboles religieux se font curieusement beaucoup moins radicaux et culpabilisants : La croix en pendentif de Rosaleen ne la préservera nullement de sa métamorphose finale ; le curé du village se montre plein d'humour et de bienvaillance (protagoniste de la dernière histoire dans l'histoire, il devient même le héro qui soigne et sauve une pauvre jeune louve) ; son prèche à la messe du dimanche parle de communion et de fraternité entre toutes les espèces ; et ces grosses araignées tombant en grappe sur le bréviaire de Rosaleen et qu'elle chasse d'une main nonchalante, ne figurent pas tant le danger ou la noirceur attendus que l'innocence, un inoffensif et paisible rappel du monde animal (repoussantes, mais, après tout, elles aussi "créatures de Dieu")...



En fin de compte, c'est la grand-mère (sa maison dans les bois, ses refrains effrayants, ses étagères pleines de bibelots reptiliens, son écharpe magique et sa douceur feinte et possiblement inquiétante (son sadisme aussi : elle se délecte à raconter à la fillette des histoires abominables !)), c'est elle qui joue le rôle inquisiteur, alarmiste et désaprobateur, celui de la donneuse de leçons.



Angela Lansbury prête son visage étrange et familier à cette aieule ambigue et pleine de contradictions, à la fois chaleureuse et atroce, conventionnelle et anticonformiste, aigrie et bourrue, en même temps originale, un peu folle, un peu sorcière ...
Lorsque le loup l'éliminera, sa tête se brisera comme celle d'une poupée de porcelaine, comme celle de cette poupée à son effigie, alignée au début du film sur les étagères de la chambre de l'adolescente ...

La réalité nourrit le rêve ; continuellement.
L'irréalisme du songe renvoie cependant à des comportements pleins de bon sens et à une certaine objectivité conjuguée par ce "voir c'est croire" redondant, par exemple.
Et les visions fantasmagoriques de l'inconscient, ce(s) rêve(s) plein de symboles et de clichés, adoptent un ordre, une linéairalité et leur propre logique finalement confondants !
Un rêve, c'est une vision, une projection ; il est donc normal, qu'une fois de plus, le regard prime : prunelles phosphorescentes des loups ; effrayantes pupilles jaunes, réhaussées de sourcils trop fournis des loup-garous ; yeux bandés pour colin-maillard ; lunettes de mère-grand ; regard perpétuellement curieux de Rosaleen ; larmes en cataractes ; larmes qui colorent de rouge une fleur trop blanche ; cachettes et sommeils qui empêchent et compromettent la vue ; miroirs et reflets que l'on consulte sans cesse ou que l'on brise en jetant un sort ...


Et tout est déformé et signifiant.
Le rouge du sang (rarement exploité directement (l'oeuvre n'a rien de gore !)) est cependant toujours sous-entendu : par l'insistance de cette capeline arborée par l'héroïne, de ces pommes (innocemment ?) croquées, de ces lèvres sans cesse maquillées, de cette pleine lune, de ces corolles, de ce tonneau de lait où échoue la tête de l'homme-loup qui s'empourprent et se colorent, de ces traces sanglantes sur la neige blanche ...



Miroir abandonné dans la forêt ; puit bleuté, comme le passage vers des mondes souterrains et des réalités plus profondes de soi ; nid rempli d'oeufs étranges ; arc-en-ciel qui traverse les bois ; arbre-refuge où l'on se cache et où on berce son petit enfant ; crapauds et corneilles au détour des sentiers enneigés ; démon séduisant traversant les bois dans sa Rolls Royce (Terence Stamp pour un hommage croisé à Fellini (il jouait dans le sketch "Tobby Dammit", inspiré de "Il ne faut pas parier sa tête avec le diable" de Poe) et à Shakespeare (Hamlet)) ; chevelure comme un duvet ou main tranchée finissant de se consummer dans l'âtre des cheminées ; jouets gigantesques et doués de vie ; lapin blanc au pays des merveilles ....








La partition envoutante signée par Georges Fenton ajoute encore à la beauté indéniable de cette oeuvre. Tour à tour lumineuse, étrange, grotesque ou pleine de lyrisme, la musique épouse continuellement le mystère merveilleux des images.

Qui craint le Grand méchant loup ?
Neil Jordan a réussit une oeuvre inclassable et envoutante.
Bien sûr, l'onirisme constant et le radicalisme de son projet peuvent déplaire ou déranger.
Les références, les redondances, cette insistante surexploitation des signes et des métaphores, les circonvolutions hypnotiques d'une intrigue (cousue de fil ...rouge !), dolente et dépourvue de vacarme, de bluff et même d'action (au sens actuel du terme !) ... , tout cela déstabilisera à coup sûr l'amateur de sensation fortes. Les séquences de métamorphoses, elles-même, pourtant judicieuses et jubilatoires, ont aujourd'hui un côté daté et artisanal qui fera certainement glousser les habitués de l'image de synthèse ; leurs effêts voyants (et géniaux ! Merci, Chris Tucker !) bien qu'un brin statiques s'intègrent pourtant complètement à l'artificialité et à la poésie morbide de l'ensemble.
Voyage inoubliable de l'autre côté du miroir, revers ténébreux des contes de notre enfance, baratin précieux et enluminé autour des premières menstruations et de la perte de l'innocence et de la virginité, un peu trop sérieux, quelque peu prétentieux et forcément atypique, "La Compagnie des loups" mérite toute notre estime à défaut d'une adhésion qui ne manquera de toutes façons certainement pas d'inconditionnels.
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