Et à l'Histoire, à cette période houleuse et peu reluisante, se confronteront les histoires et les contes, lus, inventés et rapidement vécus par la jeune héroïne.
A la nourriture et aux mets rouges et tentants formellement interdits à la jeune héroïne, s'imprimera en écho le rationnement imposé par le Capitaine ; et l'outrecuidance de la fillette (elle dérobe et mange du raisin en dépit des recommandations) se traduira également dans le monde adulte (et "réel") par le pillage du hangard.
Le soucis de filiation du Capitaine avait déjà été introduit par la légende de ce roi attendant éternellement le retour de sa fille disparue ; et la reine du royaume de féérie arbore au final le même doux visage que celui de la mère défunte d'Ofélia ...
Cette mandragore semblable à un nourrisson difforme et vulnérable ...
A côté de l'appui et de l'écoute constants de ces créatures, les adultes ne proposent guère que leur égoïsme, leur cruauté ou leur vulnérabilité et leur impuissance (la mère d'Ofélia est malade, Mercedès et les résistants en position instable ...)
Et les monstres eux-même, ce crapaud énorme ou cet ogre sans yeux, n'ont jamais la méchanceté consciente ni la noirceur de l'abject Capitaine qui défonce à coups de bouteille le visage d'un jeune innocent et qui se délecte à jouer de l'effroi des victimes qu'il va torturer.
"Le Labyrinthe de Pan" évoque un mythique age d'or où hommes, animaux, monstres et créatures vivaient en harmonie. Le vieil arbre creux et déssèché comme le labyrinthe dévasté, rongé par la végétation, marquent les vestiges de cette époque archaïque et révolue.
Les fées gracieuses et androgynes, semblables à de minuscules femmes-papillon, matérialisent les illustrations des livres de contes d'Ofélia...
Crapaud géant et hostile, mandragore vagissante ... ; la plus marquante des apparitions demeure cette chose imberbe, nue et blaffarde, cet ogre dont les yeux rouges, au départ posés dans son assiette, sont ensuite introduits dans les paumes de ses longues mains griffues ..., sa silhouette atroce et pathétique, sa démarche lente, incertaine ..., ses hurlements, et la menace cauchemardesque de son réveil constituent l'un des moments les plus étonnants de l'oeuvre.
Trois épreuves tout d'abord, apparues et détaillées sur les pages d'un livre magique et liées les unes aux autres :
Récupérer une clé à l'intérieur du batracien géant qui étouffait les racines d'un arbre symbolique ...
S'introduire ensuite dans le domaine enchanté d'un monstre faussement endormi et utiliser la clé pour ouvrir la cache dans laquelle on trouvera un poignard très précieux ...
Nourrir enfin de son sang un bébé mandragore et le placer sous le lit de sa mère malade pour assurer sa guérison et la naissance iminente d'un nouveau-né ...
Bien entendu, chacune des épreuves connaitra des répercutions de plus en plus dramatiques : Ofélia manquera un repas important et souillera sa jolie robe toute neuve lors de son incursion dans l'antre du crapaud ; elle sera la cause de la mort violente de deux fées et manquera elle-même finir dévorée par l'ogre aveugle pour n'avoir pas surmonté son désir de gouter à la nourriture interdite ; et puis, elle sera découverte par sa mère et son beau-père, cachée sous le lit avec son répugnant nourrisson-racine, la mandragore sera jetée dans la cheminée et sa mère mourra en accouchant !
Ultime et terrible épreuve : Ofélia, en fuite et poursuivie par Vidal, le Capitaine, plus que jamais menaçant, finalement réfugiée avec son petit frère au coeur du labyrinthe, doit se résoudre à verser le sang du bébé si elle compte ouvrir la porte du monde d'en bas et retrouver enfin les siens ... Elle refuse et meurt à la place de l'enfant, des mains de son beau-père ...
Revers heureux : le choix de la fillette était en fin de compte le bon ! En refusant le sacrifice du nourrisson et en mourrant pour lui, elle réintègre victorieuse la merveille dorée et harmonieuse du peuple des fées !
Ces tests successifs correspondent aussi aux épreuves de la "réalité" et du vécu d'Ofélia dont le père est décédé, le beau-père un ennemi redoutable et la mère sur le point de succomber à son tour ...
Et toujours par l'effêt de miroir, l'histoire et les travers imposés à son héroïne font également référence et écho à son environnement, à cette époque de dureté, de combat, de misère ... et aux épreuves continuellement imposées par le franquisme. Au conte "Le Labyrinthe de Pan" emprunte semblablement l'utilisation des fétiches symboliques. Les objets magiques, très signifiants, se déclinent comme des témoins, des sésames successifs : livre aux pages blanches miraculeusement révélatrices, pierres magiques, clé, craie matérialisant des passages, couteau sacrificiel ... dont l'apparente "banalité" exhalte encore la portée merveilleuse.
Mortifère sans jamais être morbide, l'oeuvre travaille tout du long le motif de la disparition. Disparition du "Bien" et du bien-être (le fascisme victorieux s'impose, tel un fléau, comme un univers qui aborhe le bonheur, la douceur et l'harmonie ...) ; l'aventure d'Ofélia s'affirmant comme un beau pied de nez au mépris et au refus instauré de l'Imaginaire et de l'irrationnel ... Disparition, dislocation de la cellule sécurisante et familiale (la mort des parents d'Ofélia ; le mauvais beau-père ...)
Disparition et enfouissement des réalités ancestrales et des mondes parallèles (le monde des fées est dépeint comme le monde "du dessous")
La mort, finalement dédramatisée, se fait le lien ultime avec une dimension originelle apaisée et supérieure ...
Et plus que la mort, c'est bien plutôt de l'immortalité et de la permanence qu'il est ici question !Ofélia le sent au plus profond de son être sans même l'avoir jamais explicité ; les contes qu'elle invente et rapporte à sa mère ne parlent que de cela : princesse immortelle devenue humaine, fleur magique à jamais inateignable qui éclot et qui meurt chaque nouveau jour ...
La mort "terrestre" de la fillette sonnera son retour à l'éternité de son univers initial.
Et, tel ces monstres vieux comme le monde, le fascisme n'est-il pas lui aussi l'éternel recommencement, la version nouvelle de l'extrémisme et d'un Mal hélas également permanent ? Tout est question de vue !
La vue sensible et clairvoyante de l'Enfance et d'Ofélia, ce regard tourné vers l'indicible et le merveilleux qui, dès le départ identifie l'insecte-fée et reconnait intuitivement le labyrinthe en ruine comme la clé de son destin.
La vision mauvaise et enchantée de l'ogre glâbre ; ces globes occulaires d'abord indépendants du reste de son corps, réveillés par la faute de l'héroïne trop gourmande et fichés dans ses mains pointues ...
Les reflets des miroirs révélant une cicatrice identificatoire (la marque du peuple souterrain : Ofélia est bel et bien la princesse Moana !?) ou une méchante blessure qui fend un moment le visage de Vidal de la commissure des lèvres jusqu'à sa joue dans un rictus à la Joker (le signe d'une vulnérabilité nouvelle annonçant sa fin prochaine...)
Ces lunettes, ces jumelles, ces loupes dont il s'affuble ne suffisent jamais cependant à percer à jour les trahisons et les rebellions qui se fomentent alentours. Ofélia de son côté avait dès le départ tout vu et compris les secrets de chacun : Mercèdes comme le docteur avaient infiltré "Le Moulin" pour mieux servir les révolutionnaires.
Et si une sorte d'intuition animale éveille finalement les soupçons du Capitaine, il met beaucoup de temps à démasquer ceux qui l'ont floué ... ; ses vues étroites, injustes et cruelles ne débouchent que sur l'aveuglement !
Et comme le franquisme rongeant le pays, le thème de la nourriture revient régulièrement comme pour mieux souligner la dévoration métaphorique de l'extrémisme : Alors que les cuisinières du "Moulin" s'affairent en bas dans les cuisines pour Vidal et ses sympathisants, les militaires réquisitionnent et rationnent la nourriture pour mieux affaiblir, contrôler et éventuellement influencer le peuple.
Les distributions servent une abjecte propagande. Et tout comme ces fascistes affamés de pouvoir et de puissance, les monstres affrontés par Ofélia révèlent la même sinistre obsession, une faim dégoutante : le batracien géant se baffre de gros insectes ; son appétit le mènera d'ailleurs à sa perte !
L'ogre blaffard attire et ensorcelle les enfants avec ses tablées rutilantes afin de mieux les dévorer ensuite ; et le bébé mandragore se nourrit du sang de l'héroïne ...
Ce nourrisson monstrueux, sorte de poupée vaudou vivante garantissant la guérison de la mère malade et affaiblie et le déroulement sans problèmes de sa grossesse, n'est qu'une évocation parmi tant d'autres d'un nouveau champ thématique : celui qui, de maladie en handicap, de blessures en saignements, souligne la souffrance continue des chairs et des corps. Santé précaire, fauteuil roulant, hémorragie et mort en couche pour la mère ; accidents, gangrène et amputation, tabassages et séances de torture sadiques péludant à l'élimination des rebelles ; méchante entaille qui aggrandit la bouche de Vidal, recousue à vif ; bègue cruellement raillé par son tortionnaire (le Capitaine joue sur l'infirmité de l'homme qu'il a capturé : s'il parvient à aligner quatre mots sans bredouiller, Vidal lui garantit qu'il le relachera ...) ; coups de feu et de couteau ... Les remèdes et les drogues, illusoirement bénéfiques, se révèlent finalement beaucoup plus dangereux que prévu (les ampoules de morphine fournies en douce par le docteur finissent par le démasquer, et les médicaments et les somnifères prescrits à la mère serviront à Ofélia pour neutraliser le Capitaine ...)
A ce monde malade, la réponse finale et définitive s'avère souvent la mort ! Et le sang innocent et l'abandon d'une incarnation (trop) mortelle devient la condition essentielle du retour à l'harmonie des origines.
Et à la souillure (idéologique) permanente, aux mains effectivement couvertes de sang de Vidal, répondent les bains symboliques d'Ofélia (bain de boue , bain d'eau chaude et savonneuse ...) comme d'autres évocation du liquide amniotique. La naissance du petit frère de l'héroïne préfigure la "renaissance" de la princesse Moana.
Et si l'Enfance menacée (elle se fait continuellement le lien avec un Merveilleux pour tous les autres inconcevable (Ofélia voit ce que les adultes ignorent, elle est la seule à communiquer avec les mondes parallèles ; son petit frère est en fin de compte désigné comme l'instrument du passage effectif d'un univers à l'autre)) ne peut jamais compter sur des adultes et des parents absents, préoccupés ou directement menaçants (sa mère, amoindrie et sous la coupe de son nouveau mari, n'est pas en mesure de la comprendre ni de l'aider ; Vidal la hait ...
Même les représentants d'un parentalité de substitution (le docteur et Mercèdes, plus réconfortants) s'avèrent peu disponibles et pris dans la tourmente ...), la fin, heureuse et apaisée, rétablit une nouvelle unité familiale.
Là encore, on peut se demander laquelle des deux versions était la plus fantasmée et laquelle la plus réelle : le retour aux sources du final sonne presque comme un rêve trop parfait (Ofélia (Moana) a tout perdu dans le monde du dessus (son véritable père, sa mère et même la vie !) ; elle retrouve à la cour des fées le roi et la reine aimants qui l'attendaient (ses parents ?))
Et, tributaires des niveaux et des réalités multiples, les pièges, les caches et les secrets reviennent inlassablement. Tout est constamment tapi à l'intérieur : monde souterrain ; foetus ; remèdes, écrits, victuailles et informations destinés aux rebelles que Mercèdes enfouit dans une cachette secrète ; révolutionnaires dans les profondeurs des bois ; puit ancestral au coeur d'un vieux labyrinthe ; crapaud néfaste dans les tréfonds d'un arbre déssèché ; domaine d'un monstre aveugle derrière les murailles et les planchers ; révélations naissant au fil des pages faussement vierges d'un grimoire ; créature magique telle un talisman cachée sous un lit ; guet-apens réguliers des résistants ou des franquistes ... Vidal lui-même dissimule le souvenir d'un père exemplaire et vénéré (une montre que celui-ci portait au combat et qui marqua l'heure de sa mort, objet que le Capitaine surveille et entretient sans cesse ...)
Et à cette réalité toujours instable et possiblement trompeuse et mensongère, "Le Labyrinthe de Pan" juxtapose la matérialité, en définitive beaucoup plus rassurante et tangible, de la féérie ; les illustrations des contes lus par Ofélia, tout comme les pages naissantes de son livre magique, représentations à priori fantasmées d'un univers onirique, acquièrent plus de sureté, plus de portée, fournissent davantage d'appui et d'écoute que les remous et les incertitudes du monde humain.
Guillermo del Toro souligne encore par ses choix de mise en scène la chaleur et la réalité de cette part privilégiée du Merveilleux : là où le monde des hommes s'éteind dans des teintes souvent sombres et froides, une prédominance des bruns, des ocres, des gris et des bleus, le monde féérique se décline en jaunes, orangés, ors et rouges nettement plus "sentis" .
Le cercle s'impose comme la figure la plus redondante : cercle de ce puit pavé de marches ouvert au coeur du dédale, cercle de cette rosace de pierre (figure cabalistique renvoyant elle-même au labyrinthe) au centre de laquelle une stèle monolithique représente la porte du monde du dessous, hublots des fenêtres de la salle de bain d'Ofélia, ventre arrondi de la femme enceinte, pleine lune fatidique, globes occulaires de l'ogre, cercles des parapluies ouverts ou des verres arrondis des lunettes, disque passé sur le gramophone, poursuite et encerclement de Mercèdes par les hommes du Capitaine, arches du vieux labyrinthe, "Moulin" en ruine ....
Et si l'espace n'est plus uniquement tridimensionnel mais possiblement ouvert à toutes sortes de pénétrations, si d'un trait de craie ou selon les recommandations d'un livre on peut visiter à tout moment des univers concomitants, le temps s'affirme comme la limite infiniment dérisoire de l'humanité ! (voir le sablier magique fournit à Ofélia lors de sa deuxième épreuve ou l'obsession du Capitaine Vidal (il ne cesse de consulter sa montre, l'objet devenant finalement le symbole et l'enjeu de sa vie même !)) Dans le monde du dessous totalement affranchi des limites temporelles, Ofélia retrouvera un faune à jamais rajeuni et une famille pour l' éternité...
Dans "Le Labyrinthe de Pan", del Toro ravive les références à son oeuvre propre (les thèmes retravaillés du franquisme, de l'Enfance et de la monstruosité et le "réalisme fantastique" de "L'Echine du diable", les motifs et les créatures féériques de "Hellboy", cette figure circulaire et récurente du labyrinthe (retrouvée dans tous ses films !) ...) tout en évoquant d'autres sources (plus ou moins involontaires : "Alice au pays des merveilles", "Le Voyage de Chihiro"...)
La musique, belle, simple, lyrique, réussit la gageure de se faire à la fois immédiatement familière et pourtant inédite : comme le souvenir d'une mélodie de l'Enfance, cette berceuse, leitmotiv différement réinterpreté, s'imprime tout de suite dans la mémoire.
Onirique, sensible, beau et touchant "Le Labyrinthe de Pan" s'affirme comme la combinaison parfaite des influences et des obsessions de son réalisateur. Mixant son gout des monstres, des effêts et du spectaculaire avec la tragédie, une veine intimiste et un réalisme tout apparent, Guillermo del Toro parvient à édifier son conte fantastique le plus abouti. Quoi de plus normal pour un cinéaste, un magicien de l'artifice, que de livrer un hymne au Merveilleux ? S'attendait-on à ce qu'il soit si envoutant ?