

JASON ET LES ARGONAUTES






Avant tout créé de manière à servir et à mettre en valeur l'admirable travail de Ray Harryausen, "Jason et les Argonautes" est le nouveau fruit de sa collaboration avec le producteur Charles H. Schneer. Après la réussite du "7ème voyage de Sinbad", le duo n'allait effectivement pas s'arrêter en si bon chemin ! Et si le choix d'un réalisteur se porte sur Don Chaffey, un honnête et ordinaire "faiseur", Harryausen continuera à supperviser lui-même les passages incluant ses fabuleux trucages. Expert incontournable de l'animation image par image de figurines créées par ses soins, cet artisan hors pair s'est illustré comme le chantre d'un cinéma à la poésie inimitable !
On l'aura compris, plus que les acteurs (peu connus) et plus que le soucis même de la mise en scène (agréable, mais d'une plate conventionnalité !), l'histoire tirée de la Mythologie grecque servira à justifier les savoureuses séquences du maitre en effêts spéciaux.
Après son cyclope, ses monstres préhistoriques, se femme reptile et l'homoncule redoutable du "7ème voyage ...", quelles surprises Ray Harryausen nous a-t-il donc concocté ?

Le scénario s'inspire de la légende des Argonautes. Condensé, adapté à la sauce hollywoodienne, quelque peu tronqué et "remixé" avec des références à d'autres mythes, le récit s'attache davantage au périple de Jason qu'aux origines de la fameuse toison d'or ou aux détails et aux suites moins héroïques de son histoire (le destin tragique de la belle Médée par exemple ...)

Ainsi, si héros et guerriers grecs, trahisons, complots, périples et malédictions relèvent du pur péplum, les régulières interventions des Dieux olympiens tout comme les irruptions des créatures les plus extraordinaires célèbrent talentueusement le meilleur d'un cinéma fantastique spectaculaire et "familial".
Et ce sont donc ces monstres qui priment, eux que l'on attend et que l'on est venu voir : Talos, tout d'abord, une colossale statue de bronze qui s'anime soudainement et qui met en péril les navigateurs trop imprudents ;
Les Harpies, empoisonnantes femmes-oiseaux ;
puis une hydre à 7 têtes, tel un dragon redoutable veillant sur la toison ;
sans oublier le clou final d'une armée de squelettes plus que vindicatifs ...





Et la magie de cet univers mythique et ancestral fait partie même du quotidien ; le sacrifice et les prédictions qui inaugurent la première scène plantent d'emblée sa dimension sacrée et irrationnelle.
Les statues monumentales des déesses et leurs visages de bois ou d'or introduisent et pérénisent leurs plus humaines incarnations nimbées de voiles ou de fumées ténébreuses ; un vieillard au faciès impénétrable amène le héro dans les vestiges de ce qui s'avère bien vite son propre temple pour la révélation de toute sa réalité divine (il s'agit en fait d'Hermès, le messager des dieux !).
Et les protagonistes, habitués aux célébrations de ces idoles, ne s'affolent pas outre mesure de leur confrontation directe avec ces déités : Lorsque Jason est amené jusque sur l'Olympe, il ne s'avère guère désarçonné et s'exprime sans détours face aux impressionantes (et gigantesques)sommités qui l'environnent ; lorsque Poséïdon jaillit des flots, les Argonautes paraissent trouver cela beaucoup plus pratique (il les aide) que fantastique ou surprenant ...
Ainsi, la magie fait-elle partie intrinsèque de ce monde : toison d'or qui rescussite et garanti harmonie, victoire et prospérité à ses possesseurs, squelettes belliqueux sortant de terre, statues vivantes et parlantes, fleurs dont l'application fait instantanément disparaitre la moindre blessure, falaises maudites dont les roches menacent systématiquement les marins qui les traversent, magicien et prétresse, oracle et maléfice tel celui qui condamne l'aveugle Plinée à ne jamais pouvoir gouter les mets qu'on lui apporte (systématiquement dérobés par les insatiables Harpies) ...
Zeus et Héra, couple emblématique et originel, s'affichent ainsi à intervalles réguliers dans la blancheur, les marbres et les dorures de leur domaine tels un vieux couple dans son salon, se chamaillant et se querellant sans cesse. Jason, comme leur nouveau jouet, se fait l'enjeu de leurs joutes capricieuses.
La jamesbondienne Honnor Blackman campe une reine des Dieux pleine de majesté et d'attentions, à la fois puérile et maternelle, mère et femme ... ; Zeus, quant à lui, resemble à un bon vieux patriarche un brin mégalo et quelque peu macho et borné ...


Ces idoles et ces effigies monumentales, le trésor des Dieux protégé par Talos, trésor dont les perles arborent la taille de citrouilles et dont les épingles d'or peuvent servir de javelot, Talos lui-même tout comme l'Hydre fantastique, Poséidon, Hermès ou Hécate ... : les représentants et les émissaires du Bien comme du Mal s'avèrent continuellement gigantesques ; à l'image de cet océan sans limites et du périple incroyable des Argonautes ("Jamais personne ne s'est aventuré si loin !" ne cessent de souligner les protagonistes !)
De la même façon, le Haut et le Bas sont régulièrement stigmatisés. Hauteurs de l'Olympe et points de vue de ses éminences scrutant le monde des hommes, couloir rocheux s'éboulant en avalanche sur les navires en contrebas, vol d'Hermès ou vols désordonnés et infernaux des Harpies, ascension de ruines et de falaises escarpées, chute de l'Argo, malmené par Talos ou chute d'un filet sur les hideuses femmes-oiseaux ... On escalade, on grimpe ; on saute d'un vaisseau ou d'un précipice pour mettre un terme à des rixes trop mal engagées ; des boules de feu surgissent des nuées et incendient la dépouille d'un dragon à 7 têtes ...
Jason cherche à récupérer un trône, un titre, un honneur et il s'illustrera comme le glorieux détenteur de la mythique toison d'or ; Pélias envie et usurpe la régence d'un royaume qui ne lui revenait nullement ; Acaste, son fils, désire soulever les hommes et tente de les liguer contre Jason pour contrecarrer ses plans et prendre sa place ; Médée dépasse sa stérile et virginale condition de prétresse pour s'élever à la passion que lui inspire le beau héro ...


Avancé et prédestiné par les sentences des oracles, désigné par une marque distinctive presque triviale (Jason apparait comme l'homme chaussé d'une unique sandale), secondé par les Dieux qui le protègent (Héra l'aide et le conseille à 5 reprises), mais ne devant finalement compter que sur sa propre valeur et sur son statut légitimé de surhomme pour venir à bout de toutes les épreuves et de sa quête, Jason possède la pureté, la droiture, le courage et la ténacité requis.


Si la légende de Jason dépeignait les Argonautes comme la fine fleur des héros de la Grèce antique (Castor et Pollux, Orphée, Atalante, Pélée, Thésée ... auraient fait partie du voyage), il n'en subsiste guère ici qu'un Hercule velu, borné et imprudent qui cause par sa négligence le réveil de Talos. L'équipage s'avère rustre, pas vraiment subtil, grossier et influençable (le perfide Acaste manque par deux fois liguer les hommes contre Jason !) ; bref, des muscles et de la témérité mais peu de jugeote et d'esprit et point de noblesse !
Et lorsque ces vaillants navigateurs arrivent enfin en vue de la Colchide, il s'en faut de peu qu'ils ne s'abandonnent à leurs prédispositions barbares et guerrières en projetant d'attaquer comme des pillards sans foi ni loi !
En somme : des brutes plus habiles à manier la rame et le glaive qu'à faire fonctionner leurs méninges ...




A deux reprises, l'amitié virile (et une certaine idée de la fidélité et des sentiments qui unissent malgré tout ces brutes) sont cependant (dramatiquement) soulignées : Hercule, bouleversé par la disparition de son compagnon Ylas, refuse de continuer le périple tant qu'il n'aura pas retrouvé la trace du jeune homme (les Argonautes sont obligés de l'abandonner en route) ; de la même manière, Euphémos plonge au secours d'Acaste (qui le remerciera en le poignardant !)
Et si le portrait des Dieux grecs n'a rien d'exemplaire et s'il manque volontairement de solennité, si Zeus et Héra paraissent puérils et capricieux, les hommes de leur côté se révèlent encore bien pires ! Effectivement, ils n'affirment jamais leur existence et leurs motivations que par des actions répréhensibles.
Le vol et l'appropriation illégitime des biens d'autrui reviennent en leitmotiv : Pélias envahit le royaume d'Aristos et prend sa couronne, n'hésitant pas à assassiner de sa propre main ; Hercule, méprisant l'avertissement de Jason (et d'Héra), dérobe une grande épingle d'or au trésor des Dieux ; Les Harpies dévorent inlassablement les repas qui ne leurs sont pas destinés ; Jason vole à Aetès son bien le plus précieux (la toison d'or mais surtout sa fille Médée !) ... le but de toute l'éxpédition ne s'avérant en définitive qu'une sorte d'aventureux cambriolage !
De la même façon, pullulent trahisons, mensonges et désobéissances. Pélias, sauvé de la noyade par Jason, lui cache cependant son identité et ne songe à le remercier qu'en se débarrassant de lui ; Acaste, le fils de Pélias, infiltre l'équipage pour empêcher la réussite du héro et il dénonce traiteusement les intentions de Jason au roi de Colchide ; Hercule et Ylas enfreignent l'avertissement des Dieux ; Médée va jusqu'à trahir son père et son pays par amour pour Jason ... Et si les épreuves se succèdent, si les mésaventures s'abattent sur ces héros finalement dépourvus de noblesse et de mérite, c'est justement peut-être pour leur faire payer leur bassesse et l'intéret belliqueux qui les anime !Adversaire à la fois le plus familier et le plus redoutable, la mer rappelle les chants légendaires des aèdes, les voyages extraordinaires d'Ulysse, ces naufrages, ces sacrifices et ces créatures aquatiques dont fourmille la mythologie grecque.
Symbole constant du danger comme de la liberté, de la découverte et du voyage, de la vie comme de la mort, la mer, l'eau, évoque constamment à l'homme l'humilité qu'il aurait pourtant une facheuse tendance à oublier ...
D'ailleurs, les principaux protagonistes risquent tous la noyade à un moment ou à un autre : Pélias est attiré par Héra dans le fond d'une rivière ; Acaste, plongeant à la mer mais ne reparaissant pas, est tenu pour mort ; le navire de Médée est réduit en bouillie par les roches magiques et la princesse aurait certainement péri sans l'intervention des Argonautes ; l'Argo, lui-même, se retrouve malmené et détruit par le géant Talos et tous ses occupants finissent à l'eau ...
La mythologie relate semblablement avec moult détails les écarts et l'infidélité récurrente de Zeus ...
Les avantages et les délices de la passion s'avèrent continuellement dépassés par leur évidente brièveté, Dieux et héros se révélant inévitablement bien plus attirés par l'Aventure (et les aventures !), la gaudriole et les faits d'arme glorieux que par la morne et douce tranquilité d'un amour éternel : l'action, la camaraderie virile et des étreintes interchangeables plutôt que l'emprisonnement du couple !

Jason veut venger l'affront fait à son sang et récupérer ce qui lui revient de droit ; son père et ses soeurs ont été décimés, son trône a été usurpé ...
Le film prolonge le thème de la filiation avec l'intervention larvaire d'Acaste, fils du tyran Pélias, recruté comme les autres Argonautes sur ses aptitudes physiques mais, en fait, entièrement dévolu à la cause de son père, faux et fourbe ...
Médée n'aura pas la fidélité ni le respect de ses congénères masculins : elle contrera et trahira la volonté paternelle (et Aétes le lui fera payer en n'hésitant pas à lui décocher une flèche presque fatale !)

Réalisé en 1963, "Jason et les Argonautes" affecte une certaine et charmante désuétude.
Les dialogues théatraux, le traitement très littéral et sérieux des situations et des personnages, la neutralité plutôt harmonieuse de la mise en scène et de la direction artistique, les redondances de la trame ajoutés à l'indispensable (et cependant légère) touche humoristique conférée par le couple divin Zeus-Héra et aux poétiques prouesses des effêts spéciaux ..., l'oeuvre conserve un attrait presque émouvant.
Aujourd'hui démodée mais pourtant totalement intemporelle, pompeuse mais finalement modeste, la réalisation souffre néanmoins d'un regard trop essentiellement tourné sur la mise en valeur de ses trucages. Le mythe sent le prétexte et manque cruellement de souffle épique, de lyrisme et d'un style plus marqué. Le spectacle est réjouissant et les morceaux de bravoure savoureux mais les archétypes n'ont que bien peu de chair et les protagonistes, tous assez fades et prévisibles, peinent à déclencher une réelle adhésion.
Curieusement, les créatures artificielles de Ray Harryhausen, ces Harpies caquetantes et violettes, ces squelettes aux faciès mauvais, ont presque plus de caractère !
Et ces effêts spéciaux, parlons-en justement ! Harryhausen se surpasse au fil de ses réalisations. La statue de bronze de Talos semble réellement de métal et la confrontation de cette figurine rendue gigantesque avec les acteurs et les décors réels par la magie du procédé de la Dynamation est souvent saisissante.
La capture des Harpies s'avère semblablement très réussie, même si on pourrait regretter de ne pas avoir le loisir d'observer les monstres de plus près.
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Au niveau ésthétique, les couleurs chatoyantes jouent la carte postale antique à renfort de nuées et de flots bleus, de capes et de voilures pourpres, de déserts et de rocailles jaunâtres écrasés de soleil ;

Quelques audaces bienvenues viennent tout de même éclairer plus oniriquement les décors de la Colchide tant attendue : cette salle du temple d'Hécate où sous les regards d'une effigie à trois têtes a lieu un ballet violet et doré dont Médée se révèle l'étoile ou ces cavernes brumeuses et bleutées devant lesquelles trône et scintille la mythique toison ...


Costumes et décors dépeignent avec une fidélité et une crédibilité aussi soignée que discrète cette Antiquité légendaire. Toges, capes et jupettes, armures, casques et sandales, jusqu' à cette coiffure impeccable (et ridicule) d'Aétes et aux boucliers ornés de pieuvres et de scorpions de son armée de squelette ... pas un détail ne manque et ne détonne ...
Le budget non extensible et l'argument aventureux privilégient des extérieurs naturels, plages et ruines, aux architectures colossales et à une reconstitution grandiose trop détaillée. Les scènes de l'invasion du royaume d'Aristos, au début, manquent d'ailleurs sérieusement de spectaculaire.


Le choix judicieux de Bernard Herrmann pour l'illustration musicale sert les images avec tout le mystère, l'emphase et les colorations nécessaires. A la fois moderne et descriptive, harmonieuse ou inquiétante, tour à tour conquérante, grotesque, dramatique ou lumineuse, la partition n'est jamais anodine.
Habilement construite, l'oeuvre s'affirme sans temps morts, nous propulsant dès la première séquence dans le vif du sujet. Bien évidement elle choisit de passer sous silence de grands pans du récit mythologique : l'éducation de Jason par le centaure Chiron, son passage aux Enfers, les péripéties de son retour dans sa patrie et comment Médée l'aida encore à éliminer Pélias .... La fin, presque brutale, cède le dernier mot aux Dieux forcés de reconnaitre le mérite du héro : "Qu'ils savourent leur succès !" prévient Zeus en conclusion, "Bien d'autres aventures les attendent , car je n'en ai pas encore fini avec Jason !" Le générique final survient, plaqué sur l'image de l'Argo quittant la Colchide, comme une promesse de suite à venir ...
(Re)visionner "Jason et les Argonautes" et c'est toute l'innocence et la magie du "cinéma de papa" qui rejaillit ! Les souvenirs télévisés de l'enfance, ces soirées où l'on vous permettait de veiller un peu plus tard, "La Dernière séance" ou "La Séquence du spectateur" ... L'oeuvre semble aujourd'hui bien imparfaite et bricolée en comparaison des prouesses toujours plus exagérées des productions actuelles. N'empêche, son charme nostalgique et désuet, la sincérité et le premier degré réjouissant de son traitement, l'indéniable poésie de l'art de Ray Harryhausen et le kitsch insouciant et charmant de l'ensemble restent à jamais incontestables.
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