Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


Que cela ne vous empêche pas de me visiter, de me lire et de me laisser vos remarques.

mardi 27 mars 2012

Deliziosi Gialli 25 : Los Ojos azules de la muneca rota / Blue eyes of a broken doll






LOS OJOS AZULES DE LA MUNECA ROTA
BLUE EYES OF A BROKEN DOLL





Gilles débarque dans un village, il recherche un emploi.
Il finit par être embauché comme homme à tout faire par trois soeurs étranges qui vivent dans une grande demeure isolée.
Rescapées d'un accident mystérieux, les deux ainées arborent les séquelles du drame, l'une demeurant infirme et psychologiquement fragile, l'autre dissimulant sa main affreusement mutilée sous une prothèse.
La plus jeune, non moins perturbée, s'avère tout bonnement nymphomane ... 
L'irruption virile de Gilles au sein de la maison va évidemment réveiller les conflits et les passions ! 
Et la situation ne va que se compliquer encore davantage avec, tout d'abord, l'arrivée d'une jeune infirmière (appelée à soigner Ivette, l'handicappée) évidemment elle aussi bizarre, puis avec l'agression de Gilles par un homme dangereux (en fait, l'ex-employé des trois soeurs).
Et lorsque, cerise sur le gateau, des jeunes femmes sont sauvagement assassinées alentours, l'angoisse et la terreur atteignent leur paroxysme !
Bien entendu, chaque personnage cache une part secrète ou tragique.
Gilles, ancien repris de justice, essaie de fuir le souvenir du viol et de la tentative de meurtre qui l'ont autrefois mis au ban de la société ...
Son arrivée dans la région coïncidant avec la vague de meurtres le désignent directement comme le coupable.
Mais est-il réellement ce monstre qui, non content de larder ses victimes de coups de couteau, prend bien soin à chaque fois de leur  arracher les yeux !?


Attention giallo ibérique !
Et à priori pas des moindres puisque c'est l'emblématique Paul Naschy (alias Jacinto Molina, ancien catcheur vedette devenu acteur, réalisateur et scénariste, célèbre pour ses incarnations du loup-garou Waldemar Daninsky),  ici dirigé par son acolyte Carlos Aured, qui s'y colle !

On l'a écrit partout et Aured l'aurait lui-même confié, ce sont les premières oeuvres de Dario Argento qui l'auraient inspiré ou qui, en tout cas, lui auraient donné envie de se lancer dans le giallo (genre estampillé italien, on le sait !) Adepte de la co-production, le cinéma d'exploitation a finalement toujours été plus ou moins international et en 1973 (date de sortie de "Los Ojos azules ..."), l'Espagne s'était déjà illustrée dans le genre ("Les Trompettes de l'Apocalypse" de Julio Buchs et "L'Assassin fantôme" de Javier Seto en 1969 ...).
On peut mentionner également "La Corruption de Chris Miller" de Juan Antonio Bardem qui sortira la même année que le film de Carlos Aured ou encore "Una libelula para cada muerto" de Leon Klimovsky (1974), deux autres incursions assez notables du côté des tueurs gantés ...


"Los Ojos azules de la muneca rota" rassemble la plupart des éléments familiers du giallo tout en adoptant un ton et un rythme plutôt personnels.
Scindé en deux parties très distinctes, le film prend tout son temps pour planter le décor, l'atmosphère et ses personnages.
Ainsi, si la première moitié peut paraître chiche en action, si elle préfère distiller goutte à goutte une ambiance lourde et inquiétante, elle séduit néanmoins par sa tension constante et par les interrogations qu'elle ne manque pas de soulever ; la suite, plus attendue, déballe sa succession de meurtres  (joliment imaginés d'ailleurs) et sa traditionnelle quête du tueur pour s'achever assez efficacement dans un final à tiroirs dont la surprise ultime apporte encore une touche supplémentaire à la qualité sympathique de l'ensemble.

Immédiatement dans le récit, le générique retranscrit le voyage et l'arrivée du personnage principal : nous sommes quelque part en France (comme nous l'indiquent des panneaux plus ou moins fantaisistes (Perrouze pour Perrouse ? ; Algiers (?)) et Gilles arrive dans une région rurale à la recherche d'un boulot.
La peinture assez grossière du café (vraisemblablement le centre de ressources et d'échanges du bled) avec sa tenancière peu amène,  son lot de trognes et son flic en uniforme et képi (qui s'avèrera ici le substitut des commissaires en imperméable du giallo traditionnel) n'augure pas vraiment le meilleur, mais les scènes suivantes ratrappent complètement le coup.







Le film affectera d'ailleurs tout du long une sorte de déséquilibre (finalement plutôt savoureux), oscillant  entre un vérisme naïf et presque ridicule (la peinture des autochtones, celle d'une certaine ruralité, la Police ...), la psychologie à deux sous et les réactions nonsensiques de certains personnages (le docteur Philippe ...) et entre des idées et des traitements au contraire très réussis, une atmosphère volontiers onirique ou malsaine et une certaine tentation de la crudité ( dans le  trait comme dans le message). 








Pris en stop par une femme, le héro gagne du même coup un emploi (il se trouve que la femme en question est l'une des trois soeurs en quête d'employé de maison dont les habitués du café, méfiants, avaient volontairement ommis de parler à Gilles).
L'arrivée de nuit dans la grande demeure plante le décor (idéal : un manoir isolé) et les principaux protagonistes (trois soeurs visiblement dérangées !)







S'en suit un huit-clos plein de mystères et de sensualité ponctué d'images fortes (la scène d'amour entre Nicole et Gilles, la prothèse et le bras mutilé de Claude, les cauchemards de Gilles ...) et d'évènements intrigants (l'arrivée de Michelle, l'infirmière, l'agression de Gilles, les agissements suspects des uns et des autres ...)














Carlos Aured croque des personnages volontairement sombres et tourmentés, et pratiquement tous bousillés par leur vie ou un passé plus ou moins nébuleux, tous hantés par la culpabilité, la peur ou la frustration, tous guettés par la folie ... Evidemment le plus cinglé ne s'avèrera pas celui qu'on croit !
Centrée sur sa maison, creuset des drames et des déchirements, l'intrigue et la mise en scène déclinent à l'infini l'enfermement suffocant des protagonistes (Ivette est clouée à son fauteuil et dépendante des autres, Nicole rêve de fuite mais semble également inapte à se débrouiller toute seule, Claude, engoncée dans la responsabilité et persuadée que ses mutilations ont anéanti toute capacité de séduction, gère et surveille ses soeurs "malades", Gilles fuit le souvenir traumatisant d'une tentative de meurtre et peine à envisager une relation normale avec une femme, coupable autrefois, il a eu beau changer son nom,  il est contraint à mener une vie d'errance,  Michelle cache un enfant qu'elle semble seule à élever et le docteur Philippe vit dans le souvenir de sa fille morte dramatiquement ... les personnages sont seuls, rongés, enfermés dans une situation ou une psychose que rien ne peut solutionner - la maison est complètement  isolée du village - les portes sont closes (Claude enferme Nicole), les escaliers infranchissables (Ivette condamnée à vivre à l'étage) - les jeunes filles poursuivies par le tueur ne cherchent d'ailleurs même plus à courir pour lui échapper ... - les caves dédalesques renferment des secrets épouvantables et se font le théatre de meurtres violents - le passé que l'on tentait d'oublier ressurgi malgré tout (les articles de journaux qui incriminent Gilles) - les bras se referment sur des étranglements plutôt que des étreintes ... le piège est constant (un piège à loup se referme sur le pied de celui qui tentait de fuir - le piège de la manipulation s'avère l'ultime clé de l'énigme ...) et les portes, les fenêtres, les barreaux (des lits, des escaliers ...) soulignés par les cadrages, insistent encore sur cet enfermement tant physique que psychique de chaque personnage ...)









La Sensualité s'imprime comme un enfermement supplémentaire (la nymphomanie de Nicole, la frustration d'Ivette et de Claude, les visions de Gilles ...), le ton est ici  sans équivoque (les personnages ne tardent pas à se chercher ouvertement et à se sauter dessus ) mais également sans espoir (Nicole ne s'autorise que du sexe, la relation amoureuse entre Gilles et Claude est complexe (il manque de la tuer) et de toutes manières vouée à l'échec (Gilles meurt !), Ivette ne digère pas l'abandon de son fiancé, Gilles s'est apparement vengé d'une femme qui le narguait ...), un ton totalement dépourvu de lyrisme et d'illusion.
Paul Naschy massif, torse nu et mouillé de sueur, Eva Leon rousse, moulée, toute en ongles rouges et ondulations, jouent les archétypes putassiers d'un érotisme sec dont la séquence finalement  la plus troublante (et très représentative de l'esprit du film), s'avèrera celle du nettoyage et du pansement d'une blessure !  
La sexualité outrée de Nicole tout comme ce détail de la prothèse de Claude (sans parler du baiser nécrophilique du final mais je n'en dirai pas plus !!!), jouent une partition savoureusement malsaine  qui prodigue cette petite note un brin perverse qui personnifie tout bon giallo.











Carlos Aured a compris toute la vénénosité du genre !
A ce titre ses scènes de meurtre bien que tardives (la première arrive à près de 45 minutes de film !) et sans déferlement de violence, se révèlent fort belles et globalement bien menées.
Utilisant le "truc" du leitmotiv musical (de prime abord très surprenant et presque décalé puisqu'il s'agit de la mélodie bien connue de la chanson "Frère Jacques" jouée sur un mode boite à musique de plus en plus angoissant - détail qui aura toute son importance et sa signification au final !), elles ont lieu dans des décors souvent surprenants et sont également servies par une photographie inspirée qui joue à merveille sur l'ombre et la lumière, les couleurs (ce labyrinthe blanc comme passé à la chaux), les élements (escaliers, tentures et voilages, citernes en forme de grosses jarres ...) et les détails (cette main aux ongles rouges qui vient griffer des dalles blanches, les gants noirs du tueur, une serpette, une bassine de sang de porc, ces globes occulaires arborés comme des trophées ...)
Aured se réclamait de Dario Argento mais c'est plutôt à Mario Bava que l'on pense (et notamment au chouette "6 femmes pour l'assassin" (le meurtre à la serpette rappelle celui effectué avec un gantelet moyen-ageux et la tentative sur Michelle (son ciré rouge, la forêt), celui de la première victime).
Dans la même veine, la toute dernière scène, non contente d'expliciter un décor étonnant, s'achève sur une étreinte à un cadavre dont les orbites vides vibrent d'asticots !

 



 

 
 

 

 
 
 

 


Renforcé par la théatralité des décors et par le gimmick musical, ces séquences renvoient à un onirisme d'autant plus percutant qu'il s'inscrit dans une ambiance générale plutôt réaliste (la traite des vaches et l'abattage du cochon en allusions à la ruralité de l'environnement, les visites du docteur, les achats à la ville, les travaux domestiques, les conversations au bar du village (avec les couvertures des magazines d'époque, "Salut les copains", Mireille Mathieu et Stone et Charden, apercues sur un présentoir) en références à l'ordinaire d'une vie en vase clos ...)
La nature, foret, montagne ... ,jamais esthétisée, ajoute encore un peu plus de réalité à un ensemble finalement assez crédible.  
L'histoire elle-même, hormis peut-être ses emballements et revirements de la fin et sa conclusion étonnante, reste logique et ne paraît pas trop abracadabrante.









Pourtant le traitement du réalisateur ne réserve pas seulement le décalage aux seules scènes criminelles : obstinément rouge, le cauchemar s'insinue en filigrane tout au long du mètrage. 
Ces visions, ce souvenir obsédant tout d'abord. Souvenir d'un affront et d'un délit qui assaille Gilles.
Carlos Aured  choisit une retranscription stylisée, isolée du contexte et de tout repère, noyant l'action (Gilles raillé par une femme blonde, immobile puis tentant de l'étrangler) dans un espace vide et d'un rouge écarlate.
Rouge des vêtements, des ongles, de la chevelure de Nicole. Rouge trop vif d'un ciré ou d'une cravate, d'un accessoire ou d'un élément de décor ...
Rouge des blessures, des lacérations, des yeux arrachés, du sang qui gicle.
Le rouge se conjugue comme le fil du rêve, la tache qui parasite et transforme la feinte banalité de la réalité.








Et au final, on apprend que le véritable tueur n'était pas celui qui tuait !
La manipulation et l'hypnose servaient les plans d'une autre vengeance que celle que le spectateur (et giallophile) aguerri avait pu voir venir ...
Les actes, les crimes, la vie comme un rêve éveillé !

J'abordais la curiosité de ce mélange constant entre une inspiration réaliste (et possiblement schématique et naïve) et une autre plus irréelle, plus fantastique, je ne peux manquer pour le coup de mentionner les éléments qui, désirés ou involontaires, viennent encore nourrir l'étrangeté du résultat final :
Le héro, ratrappé par sa fatalité tragique, bien que suspecté et finalement traqué à tort, meurt tout de même (lors d'une assez longue séquence dans laquelle les tirs échangés à près de 300m réussissent malgré tout à faire mouche !); on n'apprend jamais vraiment comment ni pourquoi Ivette et Claude ont eu un accident ; l'inspecteur Pierre ne quitte jamais son uniforme de gendarme (la french touch selon le réalisateur ?) et son QG s'avère le bar de Caroline ; on ne saisit pas vraiment pourquoi Nicole a eu le nez si fin (elle démasque l'assassin véritable et ... en meurt !) ; les méfaits du tueur paraissent rétrospectivement très improbables et risqués lorsqu'on prend conscience de son identité et de ce qu'il fait croire à son entourage (et encore plus hypothétiques quand on sait qu'il (elle ?) était manipulé ...) ; la coincidence entre l'arrivée de Gilles et le début des hostilités (un meurtre inaugural non représenté à l'écran (celui d'une infirmière) ) sonne forcément comme une ficelle scénaristique quelque peu grossière ...











Bref, au final pas mal d'illogismes (dire que je parlais de crédibilité tout à l'heure !), de singularités (amusantes (le gunfight !)) ou d'inconnues, évidemment courantes (y compris dans les gialli les plus respectables) et finalement peu dérangeantes.

La mise en scène, je l'ai déjà sous-entendu, généralement plutôt soignée et cohérente, sert  intelligement  une intrigue somme toute assez classique (avec son lot de fausse pistes, de sous-intrigues plus ou moins explicitées, cette compréhension de la necessité d'ingrédients essentiels (sexe, meurtre, suspects, secrets ...) ou choisis ( difformités et handicaps physiques, récurence et personnalisation du mode opératoire du psychopathe (ici il ne s'attaque de préférence qu'aux jeunes filles blondes aux yeux bleus (yeux qu'il leur arrache !)), environnement (ici la campagne plutôt que la ville) ...)
Le sens du rythme fait mouche tout comme le choix des décors, des détails et des objets mis en avant (une sorte de gant-prothèse, un hachoir, des journaux anciens, une photographie encadrée sur un bureau, une lettre, des ongles rouges, des yeux dans un bocal ...) ou celui des concordances thématiques (l'étouffement (d'une existence, des secrets, du passé, l'étranglement d'un oiseau ou d'une femme ...), les trous (de mémoire (Ivette), des orbites vidés de leurs globes occulaires, des blessures et des plaies, ce village isolé ... voire les trous narratifs ...), le souvenir (souvent traumatisant et dévastateur (Gilles, Ivette, le docteur ...) parfois informatif (l'inspecteur qui est sûr d'avoir déjà vu Gilles quelque part) ...), les liens familiaux (soeurs, fils, fille, la "famille" du village ...), la culpabilité (de tous y compris des victimes qui, par leur physique, ont classiquement le défaut de rappeler au criminel l'origine de sa psychose !) ...) 








    
Au rang des points négatifs, outre une musique trop souvent hors de propos et globalement agaçante (une sorte de ritournelle jazzy dépourvue d'attrait (du coup, on préfèrera nettement  les variations sur le thème de "Frère Jacques")) on regrettera le jeu assez terne et approximatif des comédiens (tout de même, mention + à la belle Diana Llorys (Claude) et chapeau pour l'abattage marrant d'Eva Leon (Nicole)), Paul Naschy quant à lui, joue comme d'habitude plus avec son physique que par ses véritables aptitudes dramaturgiques (ce qui ne nuit par ailleurs en rien à sa crédibilité).
Certaines utilités bavardes (les progressions de l'enquête via les discutions entre le docteur et l'inspecteur, tous deux finalement peu gatés par leurs personnages assez laids) et la surexploitation du décor de la maison (au détriment d'autres plus variés) soulignent parfois les limites et le manque de moyens ...

Quoiqu'il en soit, et en dépit de ces quelques réserves, "Los Ojos azules de la muneca rota" mérite absolument le détour.
La tension et la sensualité torve et théatrale de sa première partie, l'hommage au genre plus direct de la suite, les surprises ou les maladresses souvent réjouissantes des partis-pris, cette fin qui en cache une autre pour se conclure définitivement sur une réappropriation inattendue et payante de "Psychose" ... tout cela doit vous inciter à découvrir ce bon giallo à la sauce espagnole.
Sans jamais atteindre le niveau de sa référence (Argento), Carlos Aured a néanmoins saisit toute l'essence et les impératifs du genre ; il les délivre d'une façon aussi respectueuse et généreuse que tout à fait personnelle ...  en blanc et rouge, ... un rouge profond !