Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


Que cela ne vous empêche pas de me visiter, de me lire et de me laisser vos remarques.

mardi 13 mars 2012

Deliziosi Gialli 23 : Chi l'ha vista morire ?/ Who saw her die ?







WHO SAW HER DIE ?
CHI L'HA VISTA MORIRE ?
QUI L'A VUE MOURIR ?






Franco Serpieri, un artiste à la notoriété montante, vit à Venise.
Séparé de sa femme, établie à Londres, il récupère momentanément la garde de sa petite fille Roberta.
La complicité, la joie et l'insouciance du père et de la fillette ignorent la présence d'une menace : une étrange femme toute vêtue de noir qui semble en vouloir à l'enfant ...
Et le drame éclate ; Roberta est assassinée et son corps finalement retrouvé dans la lagune.
Décidé à élucider et à venger la mort de sa fille, Franco mène une enquête que la police, inefficace, parait négliger. Des meurtres similaires ont déjà eu lieu ; l'un à Venise, l'autre en France quatre années plus tôt. A chaque fois les affaires ont été classées mais Franco découvre qu'à chaque fois aussi, une mystérieuse vieille femme toute vêtue et voilée de noir avait été remarquée ...
Les langues se dénouent mais les mystères s'épaississent et la liste des suspects, des secrets et des meurtres ne cesse de s'allonger !
Etonnament, c'est au sein même du cercle de connaissances de Franco que semblent se nicher les clés de toute l'énigme.



L'oeuvre d'Aldo Lado, certes moins importante que celle d'autres réalisateurs italiens de la même époque (je parle ici en termes quantitatifs) est surtout connue des cinéphiles pour son soit-disant brulôt "Le Dernier train de la nuit" :  l'une de ces productions devenues cultes à l'aune du bruit et de la censure exagérés qui en acompagnèrent la sortie et la distribution. Bien que percutante, cette relecture italienne de "La dernière maison sur la gauche" de Wes Craven ne méritait pas un tel tollé ni le déballage de superlatifs (qu'ils soient négatifs ou positifs) davantage nourris par une sorte de fantasmatique que par la réelle considération de l'objet lui-même (un film somme toute beaucoup plus politique, étrange et évocateur que delibérément choquant ou hardcore !)



Mais revenons-en au réalisateur et à sa carrière, une carrière débutée dans le giallo (d'une manière d'ailleurs tout à fait honorable avec, en 1971, "La corta notte delle bambole di vetro" aka "Malastrana" ou "Je suis vivant" pour la version française).





" Chi l'ha vista morire" sort en 72.
Lado est un homme de gauche engagé, et son cinéma utilisera continuellement le materiau du genre (le giallo donc, voire le "rape and revenge" ("Le dernier train de la nuit")) pour laisser passer un message ; la critique sociale, la dimension politique est toujours à l'arrière plan de ses histoires.
"Chi l'ha vista morire" se pose donc inévitablement comme un giallo atypique et marquant ; curieusement, pas tant dans son traitement très respectueux (et presque excessif !) des conventions en place (un tueur (mémorable!), des meurtres et une intrigue volontairement embrouillée (trop ?)) ni d'ailleurs dans sa trop évidente (et caricaturale ?) fustigation des représentants de l'ordre et du pouvoir (eminemment décadents, tarés et criminels (mais finalement à ce stade rien de bien neuf ... et d'autres réalisateurs (Dallamano,  Questi ou Fulci par exemple) stigmatisaient les mêmes cibles d'une manière plus subtile).
C'est bien davantage par le thème choisi (le meurtre d'enfants) et par le choix d'une Venise perpétuellement embrumée, angoissante et sordide pour cadre de son histoire que le cinéaste se singularise.
Plus sulfureux dans l'idée (ou plutôt les idées : infanticides, pédophilie et autres multiples perversions) que dans son traitement effectif, le film frappe indéniablement par son atmosphère et son décor radicalement éloigné des clichés touristiques.
Venise ressemble ici à un  labyrinthe saumâtre ; constamment étouffante, sombre, nappée de brouillard, elle ne distille que la dangerosité, le pourrissement, la peur ... Les façades ternes et vieillies, les ruelles tortueuses, les jardins en friches ... tout est gris et verdâtre, tour à tour délavé et noirci par la constance des nuits d'orages, des aubes blèmes ou d'un jour crayeux privé de tout soleil ... Une cité déprimante et mauvaise repliée sur ses turpitudes et ses secrets.






Sorti la même année, "Amuck" de Silvio Amadio, un giallo mineur (sur lequel je me pencherai néanmoins peut-être) prenait également Venise comme cadre de son histoire. Pareillement, "La Vittima designata" de Maurizio Lucidi l'utilisait déjà comme décor un an plus tôt ...
Dans ces deux cas cependant rien à voir ni en ce qui concerne l'apport de ces films au genre giallesque (à chaque fois, des bandes d'exploitation pures lorgnant d'ailleurs davantage du côté du thriller et de l'érotisme gratuit) ni dans leur mise en scène et leur traitement anecdotique de Venise.



Le giallo "vénitien" connaitra pourtant d'autres "heures de gloire" à la fin des années 70 avec les troublants "Solamente nero" d'Antonio Bido et "Nero Veneziano" d'Ugo Liberatore en 1978, sans oublier l'atroce (génial ?) "Giallo a Venezia" de Mario Landi en 1979.




J'ai volontairement omis le célèbre "Ne vous retournez pas ! " de Nicolas Roeg (1973) pour ses troublantes similitudes avec le film d'Aldo Lado que je préfère évoquer plus loin dans mon article.




"Chi l'ha vista morire" inaugure donc vraiment cette utilisation intelligente d'un décor on ne peut plus célèbre, détournant totalement le cliché romantique et superbe en transformant la carte postale habituelle en une version beaucoup plus délétère et presque cauchemardesque ! Rien de pittoresque ni de grandiose : ici, les gondoles transportent des cercueils, les façades des anciens palais n'arborent que des volets clos et un faste désormais enfui et les eaux troubles de la lagune ne charrient plus que des cadavres de fillettes... Photogénique malgré tout et diablement vénéneuse, Venise se voit finalement convoquée telle un personnage à part entière en osmose totale avec l'inquiétude, la noirceur, la peur et la douleur des personnages servis par l'intrigue.

Les personnages, parlons-en justement !
A commencer par le plus attendu : le tueur.
Suivant une formule éprouvée, il apparait dès le début du métrage et contribue réellement à la singularité et à la réussite du film : une femme tout en noir, au visage dissimulé derrière une voilette, dont la tenue détaillée et fétichisée par les gros plans de la caméra : gants, botillons, chapeau ... convoque tout le mystère et l'angoisse requis. Lado reste ici fidèle à l'iconisation en vigueur (la rituelle silhouette sombre,"déguisée" et non-identifiable de l'assassin) tout en se démarquant originalement : veuve noire avatar de la sorcière échappée d'un conte, sa tueuse (?) est mémorable.
Les gros plans réguliers sur son visage voilé renvoient également à la constante androgynéité du meurtrier giallesque : une femme ou un homme travesti ? (Sans en dévoiler trop, on peut reconnaitre (comme le spectateur lui-même) qu'il s'agirait plutôt de la deuxième proposition !)



Dans la même veine positive, les personnages principaux s'avèrent aussi crédibles qu'attachants et le réalisateur parvient habilement à leur conférer une humanité bienvenue ; presque une gageure quand on sait que le giallo fait rarement dans la psychologie et que ses mécanismes relèguent trop souvent les protagonistes au rang d'archétypes et de marionnettes.






A ce titre, toute la première partie du film :  les retrouvailles de Franco et de sa fille, leur complicité, l'évocation de la séparation du couple père-mère, la place, la liberté et le traitement de l'enfant puis la douleur sans ostentation du couple reformé autour de son meurtre révoltant, la culpabilité de ces parents et leurs divergences dans leurs réactions et leur appréhension du deuil ... tout sonne juste et occasionne des scènes touchantes (le silence et les larmes muettes d'Elisabeth et de Franco qui font l'amour après l'enterrement de leur fille...).

Par contre, là où Aldo Lado saisissait plutôt joliment la cellule familiale (en crise) au sein de laquelle se nouait le drame et l'horreur, il procède presque à l'inverse en ce qui concerne son traitement des second rôles et des nombreux personnages annexes.
Tous louches, étranges, antipathiques ou essentiellement utilitaires et dévolus à la complexité appuyée d'une enquête qui multiplie trop systématiquement les sous-intrigues et les suspects potentiels, ils rejoignent pour le coup l'habituel cortège des trognes et des coupables en puissance du giallo traditionnel.
Marchand d'art pornocrate, avocat vereux et pédophile, secrétaire libertine au passé trouble, jeune aristocrate décadent et gigolo à ses heures, prêtre trop respectable pour être vraiment honnête, ami journaliste toujours là où on ne l'attendait pas forcément, garçon handicapé et énigmatique, original azimuté adepte du ping-pong et du tir de pigeons, parents dont on achète le silence, enfants menteurs ou policiers à oeillères vraisemblablement corrompus ... la liste est longue !



  
On comprend bien les intentions du réalisateur qui, non content de pointer du doigt la corruption et l'hypocrisie d'un pouvoir et d'un ordre forcément aliénant et au-dessus des lois, plonge ses héros dans un monde d'apparences au sein duquel la normalité et la respectabilité ne dissimulent en fait que violence, malheur et danger.
A l'image de cette Venise sombre et perverse, les hommes manoeuvrent sans cesse pour sauvegarder leur instinct de domination, leurs vices et leurs psychoses, en toute impunité ...
Evidemment tout cela contribue pour beaucoup à l'atmosphère étouffante et au fonctionnement de l'intrigue ; bien sûr, cela permet d'établir classiquement un systéme, un cadre, un environnement (l'entourage bohème et bourgeois du héro) pour mieux le déconstruire et en révèler peu à peu toute la supercherie ...
Mais on peut déplorer l'insistance et le manque de subtilité d'un trait trop uniforme ...


Le film est clairement découpé en quatre parties assez distinctes : le prologue en pré-générique, l'installation des personnages et le drame, l'enquête, et enfin un dernier quart d'heure évidemment riche en coups de théatre jusqu'à la résolution ...
J'aurais pu limiter ce découpage à deux parties seulement (l'avant et l'après meurtre de Roberta), mais j'ai (comme souvent !) préféré développer (d'autant que les ruptures (temporelles (l'introduction) ou rythmiques (l'emballement et la surenchère des événements du final)) justifient mon choix).

"Chi l'ha vista morire" s'ouvre donc sur une introduction, une séquence aussi courte que glaçante :
Le lettrage rouge (sang ?) sur fond de neige blanche nous l'indique : nous sommes à Mégève en 1968.
A l'écart de l'agitation des pistes de ski, une fillette et sa nurse jouent insouciemment dans la neige. La gamine instaurant soudain une partie de cache-cache, file sur sa luge, échappant à la surveillance de sa gardienne.
Une femme étrange qui les épiait, profite du moment, rejoint l'enfant dans le bois où elle s'était cachée et, la saisissant par surprise, lui fracasse sauvagement la tête avec une grosse pierre !
La tueuse (dont on n'aura évidemment pu saisir que la silhouette extravagante mais anonyme et des détails choisis) dissimule sommairement le cadavre sous la neige et reste tapie tandis que la nurse arrive à la recherche de la fillette.




La vue subjective de la meurtrière (toujours figurée par l'écran de sa voilette) finalement bien regardée en face par la jeune nourrice peut faire penser qu'elle a été reperée ...
Mais le générique survient immédiatement ; un générique là encore informatif qui détaille les clichés noir et blanc du dossier criminel (les différentes pièces à conviction, la pierre qui a servi à tuer, le cadavre à moitié enfoui de la petite fille ...) pour se refermer sur la mention "Affaire classée - homicide commis par des inconnus".
Quasi-muette, soutenue par l'introduction d'un théme musical obsédant, surprenante et choquante, cette "mise en bouche" percutante (!) fascine et intrigue d'entrée de jeu, n'augurant que le meilleur !







La deuxième partie (le véritable début de l'histoire) commence avec l'image (habituelle dans les gialli !) d'un avion atterrissant à l'aéroport de Venise quatre années plus tard (ici encore le lettrage rouge).
Le héro, Franco Serpieri,  retrouve sa fille qui vivait jusque là avec sa mère.


Aldo Lado plante habilement son action et ses principaux personnages, choisit les thèmes de la dérive du couple et de l'enfant du divorce, dépeint avec émotion les rapports père-fille et le regard et la place de l'enfance dans un monde adulte possiblement instable.







Très rapidement, il distille l'insécurité, dessine une menace et ramène son intrigante tueuse sur le devant de la scène.
Ouvertement ciblée, la petite Roberta échappe par deux fois (et sans s'en rendre compte !) à sa malveillance.
La troisième tentative s'avère, hélas, la bonne. Pendant que Franco faisait l'amour avec sa maitresse, la fillette disparait. Son corps est retrouvé le lendemain matin flottant sur le canal.








Fluidité, originalité, justesse de ton et de regard, angoisse prenante, sens remarquable de l'ellipse ... cette partie de l'oeuvre marque indéniablement et se révèlera d'ailleurs la meilleure, la plus aboutie ...


La belle séquence de l'enterrement permet l'irruption véritable du personnage d'Elisabeth, la mère (jusque là seulement évoquée par les dialogues ou par des diapositives visionnées par Roberta), et se fait le point de bascule dans la partie suivante.




Troisième partie donc : les parents culpabilisent mais se rapprochent au lieu de s'entredéchirer.
La Police se révèle tout de suite incapable et Franco se lance à corps perdu dans la recherche du coupable. Des pistes et des indices apparaissent, mais plus le mystère est-il considéré plus il s'épaissit et plus les personnages eux-même n'en finissent-ils plus de devenir opaques.






Classique dans ses circonvolutions, ses énigmes et la répétition obligatoire de ses meurtres (dès que quelqu'un est sur le point de parler, de révèler quelque chose, il est inmanquablement éliminé) ce segment bien qu'efficace perd la force et la personnalité du début. 
L'amateur ne boudera cependant pas son plaisir garanti par les crimes réguliers de la dame en noir.





Plus brouillonne, plus répétitive, presque routinière et parfois approximative dans les hasards un peu trop téléphonés de sa narration, cette partie ne convaincra pas totalement le giallophile tatillon.

Le rythme plutôt plan-plan s'emballe vraiment lors du dernier quart d'heure.
Ici tous les secrets se  révèlent établissant les déviances, l'implication, la noirceur et  la culpabilité de chacun, multipliant les coups de théatre mais maintenant jusqu'au bout le doute sur l'identité possible du tueur (évidemment celui que l'on soupçonnait le moins (mais les experts n'auront eu sans doute aucun mal à le deviner bien avant) !)
Explications, traquenards, poursuites et ultime tentative de meurtre (sur Elisabeth devenue cible parce qu'elle a récupéré sans le savoir un indice primordial !) avant l'obligatoire affrontement avec le psychopathe et son anéantissement... rien ne manque !








On peut cependant émettre quelques reproches : le mobile de l'assassin est trop vite expédié et demeure assez nébuleux, la logique reste rétrospectivement assez incertaine, la précipitation et les hasards des situations sonnent vraiment comme des artifices et le tout est quand même pas mal tiré par les cheveux ...
Pas grave !
Le cinéaste colle ici encore parfaitement aux canons en vigueur et s'acquitte plus qu'honorablement du cahier des charges giallesque.


La mise en scène est souvent judicieuse et irréprochable.
Alternant un traitement classique et élégant, des aspects quasi documentaires (notemment dans le portrait d'une Venise "ordinaire" (l'homme qui nourrit les pigeons, le "ballet" des pêcheurs et des maraichers au petit matin, les verreries de Murano ...) et des cadrages ou des ambiances plus délibérément artificiels et ostentatoires (la filature de l'avocat, les affrontements dans le batiment désaffecté, l'agression d'Elisabeth ...), soulignant souvent des détails comme en vignettes, passant rapidement du gros plan au plan large (les tentatives d'agression sur Roberta ...) et multipliant les points de vue, elle use aussi avec bonheur de la sacro-sainte caméra subjective.










Parsemée de faux-semblants et d'effêts et d'accentuations volontairement trompeurs (l'arrivée de Roberta à l'aéroport, où la caméra joue avec l'identité de la personne attendue par le héro (on nous fait d'abord croire que c'est une jolie jeune femme alors qu'il s'agit d'une enfant) ; les rapprochements avortés de la tueuse (la première tentative surtout, lorsque la caméra subjective fond sur la fillette, que deux mains se serrent sur son visage mais que, dans un plan immédiatement élargi, on saisit que ce sont les mains de Franco surgi par surprise et que la funeste silhouette noire a bifurqué et s'éloigne sans que nul n'aie rien remarqué .) ; autre moment jouant sur l'angoisse et l'illusion, cette séquence dans laquelle Elisabeth, seule à l'appartement, entend des bruits, capte une présence et où l'objectif nous détaille parallèlement en gros plans l'irruption et les préparatifs de mains gantées de noir (elles s'activent, font couler de l'eau, remplissent la baignoire ... pour noyer la jeune femme (?)) ... alors qu'il ne s'agira, en définitive, que de la femme de ménage !... ) la mise en scène joue assez efficacement la surprise et le bluff.







Pareillement, la caméra ne cesse traditionnellement de souligner la présence cachée ou les épiages d'untel, les conversations ou les allusions incompréhensibles et suspectes de tel autre ; elle s'ingénie à faire de chacun un coupable en puissance, accentuant une rencontre incongrue, une difformité (la balafre sur la joue de Philip, les béquilles d'un curieux jeune homme ...) ou des "fétiches" (des pendentifs astrologiques, des cannes, des enveloppes, des seringues, des articles de journaux et des photographies... qui ne cessent de passer de mains en mains ...)









Il n'y a pas à chipoter, le sens de l'image de Lado fait souvent mouche ;  l'homme déploie un indéniable talent pour épingler le détail qui change tout, pour manier le symbole au lieu du bavardage et sa direction toute en cohérence sait parfaitement moduler  ses effêts, jouer excessivement sur les clichés mais d'une manière toujours généreuse, à la fois référentielle et intrigante.
A ce titre, les scènes de meurtre s'avèrent aussi bien menées que, somme toute, peu sanglantes ; certaines sont même uniquement (mais joliment !) sous-entendues (le meurtre de Roberta, celui de Serafian ...) et les détails les plus cruels (l'avocat véreux  finit les yeux picorés par les perruches de sa volière !) nous seront bien sûr épargnés ! ...
De toutes manières, les effêts spéciaux approximatifs, le sang vermillon vomi par la malheureuse Ginevra tout comme l'immolation finale du meurtrier, ne convaincront plus personne aujourd'hui !
Le réalisateur choisit assez judicieusement d'en montrer le moins possible, tablant davantage sur le sous-entendu, le rythme et le suspens et s'en tenant, avec raison, à l'atmosphérique et morbide mise en scène de son histoire et de son propos.



 

Le montage, souvent habile, contribue à la manipulation exigée, multipliant les enjeux et la tension des scènes -clé par l'alternance et la mise en parallèle d'actions et de points de vue différents ; usant du flash-back ou de l'insert, créant cependant  parfois des trous et des concordances pour le moins hasardeuses dans la narration.
Pareillement certains détails "maladroits" n'échapperont pas au détracteur ou à l'intransigeant  : Cette voilette subjective qui recouvre systématiquement l'objectif à la moindre irruption de la "dame noire", parfois si proche de la proie ou du témoin (saisi en une sorte de gros plan tacheté) qu'il parait invraisemblable qu'elle ne soit jamais remarquée ! ; La dépouille de Ginevra, curieusement ensanglantée mais pourtant dépourvue d'aucune marque sur la gorge, alors qu'elle vient de succomber à un étranglement ! De la même façon, on a pu voir qu'elle avait été tuée avec un tissu (un foulard, un bas ?) quand, peu après, Franco vient titiller un suspect en lui reprochant la possession d'un pendentif au cordon identique à celui qui aurait servi à  l'étranglement (?) Enfin, le systématisme plus qu'hasardeux et inexpliqué de la réunion dans un même lieu important (le batiment désaffecté, la chambre de tous les vices) de pratiquement tous les suspects, cette incohérence répètée et savoureuse dans les présences et les déplacements des différents protagonistes, manquent réellement de crédibilité et de finitions ... 
Ces faiblesses, mineures  à mon sens (et d'ailleurs fréquentes dans le giallo et le cinéma dit "d'exploitation" en général), ne nuisent en rien au fonctionnement et à la réussite du film ;  je pousserai jusqu'à dire que ces imperfections rajoutent un charme, une sorte de fraicheur à l'ensemble et qu'elles se fondent de toutes manières tout à fait dans le processus et l'ambiance presque onirique et fantastique de l'oeuvre.





"Chi l'ha vista morire ? ", le titre lui-même, porte déjà en lui l'un des principes de la mise en scène, quoiqu'il en soit, très réfléchie : le voyeurisme.
Effectivement induit par ce titre sciemment (et ironiquement) interrogatif ("Qui l'a vue mourir ?") puis immédiatement confirmé par le prologue brutal qui nous impose le spectacle d'un crime révoltant, le regard passif (celui du spectateur impuissant mais également celui des protagonistes englués dans une chape où culpabilité, déviance, folie ou chantage reviennent à la même acceptation, au même regard impassible, tacite  voire excité sur l'inconcevable et l'horreur ...) le voyeurisme est au coeur du film. 
Voyeurisme d'un monde de dominants (mécène, aristocrate, avocat, prêtre ...) qui manipule, jauge et utilise à sa guise, qui, au gré de ses pulsions (pédophilie, corruption, assassinat ...), puise impunément dans le vivier de ceux qu'il contrôle, qui se plait même à immortaliser sur pellicule le spectacle de ses perversions ... Voyeurisme de thématiques à priori raccoleuses ...
Voyeurisme du spectateur, donc, base implicite de tout véritable giallo (en résumé un prétexte plus ou moins sophistiqué à la mise en scène élaborée et si possible surprenante du sang et du sexe !) ... et, comme de coutume, celui-ci a de l'avance sur les personnages, il a vu des choses qu'ils ignorent encore, il voit venir le tueur alors que la proie ne sent rien, il goute l'angoisse délicieuse du prélude à sa mise à mort, il anticipe le crime, le réclame, y participe indirectement ... et en redemande !
Aldo Lado réussit à magnifier totalement les aspects possiblement scabreux d'un processus ici particulièrement souligné ; par-delà le genre lui-même et sa charge (volontairement outrancière et sans nuance) contre les représentants de l'ordre et du pouvoir, le cinéaste stigmatise non seulement l'hypocrisie et l'aveuglement du système  mais dénonce aussi en quelque sorte (et désamorce d'ailleurs)  le système giallesque et cinématographique, le pouvoir des images et notre passivité face à elles : nul doute, le voyeur, le coupable, c'est nous !
Dans cette logique, tout retrouve sa place :  le choix de l'ellipse, du symbole, d'une violence davantage figurée face à des thèmes sulfureux, cette humanité inhabituelle, ce dosage savant entre un certain réalisme et des aspects au contraire quasi fantastiques et même le manichéisme volontairement grotesque de la deuxième moitié du film ...  Tous ces points répondent d'une façon tantôt traditionnelle, tantôt surprenante ou ironique, en tous cas toujours responsable et généreuse, à la question du regard (celui du cinéaste et celui de son spectateur).




Pouvant faire écho à cette réflection sur l'ambiguité et la dualité du regard, la culpabilité s'affirme comme un autre thème marquant.
Nul n'y échappe !
Je passe sur la culpabilité effective et chabrolesque des "méchants" (on l'aura compris, affublés de toutes les perversions et vautrés sans vergogne dans tous les délits !) pour ne retenir finalement que leur complicité et leurs conspirations en soutien fraternel au meurtrier.
Lado dépeint une élite décadente qui a conçu un monstre, et qui l'abrite et le protège envers et contre tout. Le psychopathe a-t-il contaminé les autres ou est-ce plutôt l'inverse ?






Lorsqu'il tente une justification de ses crimes, le tueur condamne ses victimes, toutes rousses comme la mère qu'il a viscéralement haï, et donc marquées du sceau d'une infamie (qui manque quelque peu de clarté !)
Les fillettes suppliciées étaient donc également coupables sans le savoir !
Moins simpliste et tirée par les cheveux (c'est le cas de le dire !), la culpabilité de Franco et d'Elisabeth est plutôt intelligement évoquée. Tous deux se reprochent de n'avoir pas été assez présents ou vigilants, sans jamais accuser l'autre et c'est peut-être même cette culpabilité commune, justement, qui les rapproche à nouveau alors qu'ils étaient séparés et en instance de divorce.
Le film choisit pourtant malignement de faire concorder le meurtre de l'enfant avec l'absence du père occupé à satisfaire les exigences charnelles d'une maitresse jusque là écartée : Franco s'envoie en l'air tandis que sa fille se fait enlever et tuer !
Pourtant on l'aura constaté auparavant d'ailleurs, Roberta était régulièrement laissée libre et sans surveillance, jouant avec les gosses du quartier (l'action se passe en 72, quand le fantasme populiste de l'insécurité ne fabriquait pas encore de la peur à bon marché !), l'incident aurait pu se produire bien plus tôt (le tueur travesti avait déjà commis deux tentatives ratées) ... et le réalisateur ne se posant jamais en moralisateur, il ne sera pas autrement fait allusion aux circonstances de la mort de la fillette.






Et si au final, le père comme la mère se sentent évidemment coupables (lui parce qu'il était trop proche, elle, trop éloignée !) leurs réactions et leur façon de vivre cette culpabilité vont s'avèrer peu à peu très différentes.
Franco, frappé par l'injustice et les questions, se réfugie dans l'action, l'enquête à tout prix, exigeant des réponses et un chatiment.
Elisabeth, fragilisée et plutôt passive au contraire, se laisse d'abord entrainer par son époux mais ne supporte rapidement plus les menaces qu'elle sent se concrétiser alentour. Submergée par la peur et presque résignée, elle est sur le point de quitter Venise mais fait finalement volte-face ... pour mieux tomber dans les griffes du meurtrier (qui sera évidemment démasqué et accidentellement puni et tué avec l'intervention de Franco, in extremis !)
Ultimement réuni, le couple passe cependant à l'arrière-plan au profit de la traditionnelle et expéditive résolution des intrigues.





Autre théme notable, l'enfance.
Une enfance malmenée, sacrifiée à l'égoïsme, l'irresponsabilité, la monstruosité ou la folie des adultes.
Evidemment ciblée par le maniaque (comme l'élément déclencheur de la pulsion criminelle et comme le creuset du mal et de l'épouvante !) mais finalement menacée par tout le monde (comment interpreter la caresse de Cuni, l'ami journaliste, le collier, cadeau de Serafian ou les coups d'oeil de cet homme à lunettes dont on apprendra qu'il apprécie un peu trop la jeunesse ?), l'enfance est décrite et traitée sans mièvrerie ni fausses notes (jouets, marelle, flipper et comptines mais aussi mensonge et hostilité (les visages figés et effrayants des gamins faisant la ronde autour de Roberta ; le vol de son pendentif ...)
Le personnage de Roberta, lumineux et finalement plein de nuances, exprime plus que le nécessaire en un temps limité (elle disparait au bout de 20 minutes) ; ce mélange d'innocence et de gravité derrière les rires, cet amour inconditionnel et généreux à l'égard de ses parents déchirés (finalement bien plus paumés qu'elle !), sa perception, juste, mais sans préjugés ni prévention, du monde nouveau qui l'entoure (elle capte confusément le mystère et la menace qui planent) élaborent une figure de l'enfance aussi touchante que crédible (on est loin des petits singes faussets ou des cabots en culotte courte bien trop souvent servis !)
Le personnage marque et il sert pleinement l'empathie et l'identification nécessaires au bon fonctionnement de l'intrigue.
Et, à l'image des séquences faussement anodines et insouciantes du début, installant le père et la fille dans le bonheur tout neuf de leurs retrouvailles, se profile la notion logique de la famille.






La famille plutôt "décomposée" et sur la brèche des héros.
La famille de substitution, le cercle d'amis et de relations que Franco s'est constitué.
La famille de la première petite victime vénitienne (dont on ne verra que le père), pleine de renoncements et de douleurs (et dont on a vraisemblablement acheté le silence !)
Les familles ordinaires et anonymes des voisins, ces parents que Franco interroge, à la recherche de sa fille.
La famille, le "club" désaxé des "pervers", davantage liée par le secret et sa sauvegarde et finalement décimée par le monstre qu'elle croyait proteger et contenir ...
Le côté souvent paternaliste des hommes respectables (Serafian, le marchand d'art, Bonaiuto, le Pére James ...)
Les révélations de liens familiaux inattendus (Roussel, le jeune boiteux, se révèle le fils de Ginevra ; le tueur est le frère de Serafian  ; ce tueur est apparement devenu fou à cause de sa mère ...)
La famille est ici invariablement incomplète, trompeuse, mauvaise ... une notion finalement assez récurente au sein du Giallo.





Semblablement fidèles aux archétypes et aux habitudes giallesques, l'importance de l'image et de l'écrit (ici, photos, films, diapositives, cinéma et télévision, articles et journaux, messages, enveloppes, écriture) permettent ou empêchent la transmission d'informations importantes, relaient, renforcent ou paraphrasent l'atmosphère ou l'action et se font les clés successives qui permettront la résolution finale (cette fois, notamment,  la photographie d'une petite fille dans un médaillon et un ancien article de journal confondant l'assassin).
Il en va de même de ces escaliers toujours propices aux poursuites ou aux agressions et de l'usage pas toujours satisfaisant des téléphones (conversations secrêtes ou brutalement interrompues, voix qui ne fait que confirmer l'absence de l'être aimé, coquilles de bigorneaux transformées en combinés téléphonique pour un jeu enfantin ...)



 L'image est belle mais sans partis pris exacerbés.
Nulle flamboyance expressionniste ni délibérément baroque. Nulles couleurs en folie.
Les cadrages soignés et le sens percutant et constant du détail, ce gout de la "vignette" significative déjà évoqué,  confirment cependant tous les talents de peintre et de portraitiste du réalisateur.
Les décors toujours judicieux et photogéniques (les intérieurs tantôt anciens et superbes, tantôt typiques (l'appart. bohème de Franco ; l'église ; la chambre rougâtre où s'expriment tous les vices ... ) parfois étonnants (le labyrinthe industriel à l'abandon ; ces gymnases et ces salles de sport enluminés de marbre et de stuc, installés au sein de vieux palais ; une boucherie toute symbolique ...) expriment admirablement ce mélange perpétuel d'un certain réalisme et d'un décalage, d'une étrangeté soutenus ...
Le jardin d'hiver immaculé avec sa  grande volière blanche dissimulé derrière les murs de livres et de tissu rouge du bureau de l'avocat,  la gondole-corbillard, le vieux cargo dans la brume, la sculpture anguleuse et cadavérique dans l'atelier de Franco, l'antre surprenante de François Roussel ... rejoignent le brouillard triste sur la lagune et la déliquescence anxiogène de cette Venise qui, après la mort de l'enfant, parait révèler son vrai visage, ne plus supporter la lumière : une cité hostile, sombre et complice qui s'ingénie, elle aussi, à dissimuler les coupables.
Ville-vampire, ville-fantôme : le cauchemar et l'onirisme guettent constamment.








La distribution est (a)typique mais plutôt réussie : deux "giallo-queens" emblématiques (la belle Anita Strindberg ("The Case of the scorpion tail" et "Your vice is a locked room ..." de Martino, " Le Venin de la peur" de Fulci ...) et la toute jeune Nicoletta Elmi ("Les Frissons de l'angoisse" de Dario Argento, "La Baie sanglante" et "Baron Blood" de Bava, "Emilie, l'enfant des ténèbres", "Chair pour Frankenstein" ...), un ex (et anecdotique ?) James Bond (Georges Lazenby, presque méconnaissable ... et très convaincant !) et Adolfo Celi, une gueule bien connue de la série B internationnale (et ex-méchant du James Bond (encore !) cuvée 65 ("Operation Tonnerre")).
Les acteurs jouent plutôt bien, fait notable, et c'est finalement le meurtrier (assez falot et insipide lorsqu'il n'est pas travesti), peu aidé, il est vrai, par le scénario qui cherche trop délibérément à le faire oublier, qui s'en tire le moins bien ...





J'ai gardé (presque) le meilleur pour la fin : la musique du film.
Ennio Morricone, évidemment réquisitionné (que de superbes ou dérangeantes bandes originales aura-t-il conçues dans le domaine du giallo !), concocte ici  une partition assez unique et très éloignée du lyrisme, des dissonances ou des gimmicks habituels ...
Construite sur la base de choeurs d'enfants chantant des comptines, des ritournelles ou des chants liturgiques, elle se fait tantôt gracieuse, tantôt glaçante, élégiaque ou joyeuse ...
Le titre " Chi l'ha vista morire ?" s'avère ainsi non seulement celui du film mais également celui de cette ronde enfantine chantée par Roberta et ses petits camarades peu avant sa mort, chant qui opposait déjà son contrepoint faussement gai et entrainant aux clichés morbides du générique de début.
Plus entêtante encore, cette phrase musicale qui tourne en boucle (en fait, une sorte de sample, un fragment méconnaissable de la comptine joué ad libitum) devenant le véritable leitmotiv qui rythme et marque chaque irruption de l'assassin et tous les moments-choc et qui reste longtemps en mémoire. Les "lalalalala" interminables des voix d'enfant ici finalement désincarnés, presque narquois et sinistres, vrillent l'oreille et épousent et accentuent à merveille les aspects fantastiques, ce côté "conte pour (grands) enfants (la sorcière noire qui "mange" les petits enfants) du métrage.
Là encore, une vraie réussite ! Et la preuve que la musique peut compter pour beaucoup dans l'impact et force d'un film.




On l'aura compris je ne saurai que vous recommander ce "Chi l'ha vista morire ?"
Pour son malheur, cette oeuvre injustement méconnue a été complètement releguée aux oubliettes avec la sortie, à peine une année plus tard, du film  fantastique de Nicolas Roeg "Ne vous retournez-pas
Dans cette oeuvre troublante, on retrouve étonnament beaucoup de choses du giallo d'Aldo Lado : une Venise vénéneuse et effrayante, un couple foudroyé par la mort de son enfant, la mort omniprésente, une scène d'amour superbement découpée, des vieilles femmes intrigantes et le fantôme de cette  fillette perdue. Les rapprochements  s'arrêtent pourtant à cet énoncé car, tant dans l'intrigue (beaucoup moins référentielle chez Roeg) , l'inspiration (plus psychologique, anglophone et forcément moins giallesque) que le traitement (plus sérieux, plus dramatique, plus linéaire), les deux oeuvres diffèrent totalement.
Plus ambitieux, plus inclassable, plus "classe" (Donald Sutherland et Julie Christie tout de même !) le film anglais dont le "twist " final restera à jamais culte, remporte un beau succès et acquiert peu à peu le statut de classique et de must de la terreur psychologique !
Roeg a-t-il sciemment piqué ce qu'il avait préféré à l'italien pour concocter son beau cauchemar dépressif  ? On ne peut, de toutes façons, nullement crier au plagiat, et opposer les deux produits, je l'ai dit, très  dissemblables, ne servirait à rien !
Je ne peux même pas conseiller sérieusement aux amoureux de "Ne vous retournez pas" de visionner le film de Lado ou alors uniquement pour constater leurs concordances surprenantes ; objectivement, cinématographiquement et "qualitativement" mon chouchou latin ne sortirait sûrement pas grandi de la comparaison ...
Parce que, oui, je préfère réellement les imperfections, la modestie, la relecture originale des traditions giallesques et le côté brouillon de "Chi l'ha vista morire ?"
Amateurs de giallo et de curiosités bis, fétichistes de tous poils, fans de Morricone ou nostalgiques des contes qui vous avaient fait frissonner enfants, inconditionnels du cluedo ou de la gamine rousse qui épinglait des lézards dans "Les Frissons de l'angoisse", amoureux du cinoche et de l'Italie, insatiables curieux ... laissez-vous tenter par ce film plein de contrastes, de fulgurances, de générosité !
Un giallo beaucoup plus surprenant et profond qu'il ne veut le laisser paraître ... l'un de ceux qui, sans égaler la maitrise des plus grands, ferait sans doute partie de mon top 10.


             

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