Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


Que cela ne vous empêche pas de me visiter, de me lire et de me laisser vos remarques.

mardi 12 janvier 2010

Deliziosi Gialli 7 : La Mort a pondu un oeuf


LA MORT A PONDU UN OEUF






Marco dirige la ferme expérimentale de sa femme Anna, une entreprise spécialisée dans l'élevage et la production des poulets.
L'amour s'est usé au sein du couple et Marco rêve de tout quitter pour fuir avec Gabrielle, la jeune cousine trop charmante qu'ils ont recueilli.
Régulièrement, l'homme se rend dans un motel ; là, il soulage monstrueusement ses insatisfactions en torturant à mort des prostituées. Mais, un individu semble l'épier et le suivre sans cesse, perçant à jour ses secrets, et c'est cet homme même, Mondaini, un jeune loup sans scrupules, qu'on lui adjoint d'ailleurs pour mettre au point une nouvelle campagne de publicité !
Insidieusement, une menace diffuse parait planer sur Marco : Mondaini et Gabrielle se fréquentent, Anna reçoit une lettre anonyme qui évoque les infidélités de son mari en même temps que les incidents se succèdent au sein du poulailler industriel ...
Dans son laboratoire, les manipulations génétiques accouchent de monstrueuses poules sans têtes ni ailes, mais les véritables monstres s'avèrent avant tout humains et les complots manigancés de part et d'autre finiront par se retourner contre leurs instigateurs ne laissant personne indemne !

Nouvel exemple sidérant de la variété et de l'anticonformisme giallesque, cette oeuvre déroutante, engagée et acerbe surprend et interroge continuellement le spectateur.
Si la séquence d'ouverture, magistrale mais d'ors et déjà intrigante, parait jouer sur des refrains familiers (un hotel, ses occupants, un homme qui écoute et espionne celui qui est en train de malmener une femme dans la chambre contigüe, un meurtre à l'arme blanche (saisi par ce "voyeur") ...) la suite, totalement "autre" et inédite, n'en finit plus de déconcerter !


C'est que, brassant des inspirations et des préoccupations multiples, Giulio Questi invoque tout à la fois l'étude de moeurs, le drame psychologique, la critique "marxiste", le polar noir ou le fantastique, extrapolant les expérimentations de la ferme à la pointe qu'il a choisi pour singulier décor jusque dans le traitement et les tonalités de son oeuvre.
Expérimental, donc, finalement inclassable et passionnant de bout en bout, tel se révèle "La Mort a pondu un oeuf".

Le casting "pro. de chez pro." réunissant Jean-Louis Trintignant et Gina Lolobrigida, impeccables, ne s'avère pas la moindre des surprises de ce film injustement méconnu. Faussement impassible et policé, perpétuellement angoissé et "rentré", Trintignant impose son charme ordinaire et inquiétant au trouble personnage principal ; la Lolobrigida livre pour sa part une composition très juste, exprimant tout en finesse les devoirs et les contradictions d'une femme finalement presque aussi désoeuvrée que son époux ... Derrière le verni des conventions, la cruauté de la vie, cette société aliénante, les ont tous deux bien bousillés.



La "jeunesse dorée" incarnée par la blondeur illusoirement angélique de Gabrielle et de Mondaini (Ewa Aulin et Jean Sobieski) croit mieux s'en tirer en tablant sur la cupidité, le matérialisme et la manipulation ..., Questi les épingle plus implaccablement encore !



L'inspiration se révèle fondamentalement amère et sans alternatives un tant soit peu positives, sans espoir ...
La férocité du trait n'épargne rien ni personne !
Matérialisé par ce gigantesque poulailer high-tech, le progrès est fustigé dans ce qu'il peut sous-entendre de plus inhumain, de plus cruel ... et de plus grotesque (les ouvriers que la mécanisation a mis au chômage sont figurés tels des parias désoeuvrés ; la direction du groupe auquel l'entreprise de Marco est rattachée s'affiche comme un univers déshumanisé de cols blancs uniquement préoccupé de spéculation, de calculs et de résultats ; Marco s'attire d'ailleurs les foudres du vieillard en chef lorsqu'il choisit d'éliminer les monstrueux produits des recherches génétiques de son laboratoire : ces répugnants poulets nés sans plus de têtes ni d'ailes ("Rien que de la viande ! Quelle aubaine !" s'exclame le scientifique qu'il employait ...))



Le summum de l'ironie est peut-être atteint lorsque Mondaini soumet les projets délirants de la nouvelle campagne publicitaire : les poulets y incarnent toutes les valeurs les plus "vendeuses" de la société (la Santé, la Défense, la Famille, les Loisirs ...)



A ces gallinacées médecins, soldats, play-boys ou protecteurs correspond le traitement inverse des personnages ; ainsi Mondaini n'est-il, après tout, qu'un jeune coq ; Marco zigouille des "poules" (il massacre des prostituées) ; Gabrielle, insistamment vêtue de jaune durant toute la première moitié du mètrage (tant qu'elle demeure (et semble) encore "innocente"), peut évoquer un jeune poussin et Anna, bourgeoise en mal d'amour et de maternité, une mère poule ... Par ailleurs, la scène restituant les cours "boursiers" et le marché du poulet rappelle volontairement les batteries de volatilles de la ferme expérimentale ...
Homme et animal se cotoient et se confondent (de la même façon qu'ils seront finalement amenés à se nourrir plus ou moins inopinément les uns des autres ...)

Questi égratigne avec la même efficacité la haute-société (lors d'une surprenante séquence de réception chez Marco et Anna), les hommes (arrivistes et/ou "queutards" (le "sérail" des putes mises à la disposition des clients du motel ; ce clin d'oeil lorsque Gabrielle fait tomber du courrier et que plusieurs hommes se précipitent pour le lui ramasser ; la tournure souvent sexuelle des isolements créés par une étonnante variante du jeu de la vérité ...) comme les femmes (l'aveuglement entendu d'Anna, la fausse ingénuité et l'absence de sentiments et de gratitude de Gabrielle, ces dames seules qui compensent en se gavant de coupes glacées à la terrasse des cafés ...)


Et il fait du couple une entité mensongère, aliénante, génératrice de complexes, de cachoteries et de refoulements (Marco supporte apparemment mal de devoir dépendre de sa femme (c'est à elle que tout appartient) et il ne l'envisage bientôt plus que comme celle qui l'empêche de réaliser ses vrais désirs ; l'amour physique est remplacé par des rêves idéalistes (on ne voit jamais Gabrielle et Marco faire l'amour ensemble ; on peut supposer qu'elle ne veut pas aller jusque là dans ses plans manipulateurs et que lui, de son côté, est devenu impuissant ...) ou par des mises en scène tordues et macabres (les meurtres des prostituées) ; un couple d'invités profite du jeu pour règler ses comptes (la femme sort de la pièce en pleurant), un autre est saisi dans une position proche du harcèlement sexuel ...))


De plus, le cinéaste immerge ses personnages au sein d'un univers constamment urbain, moderne et froid, soulignant sans cesse les cages des architectures et les avatars d'une communication qui n'existe finalement qu'en apparence (routes, autoroutes, automobiles, panneaux publicitaires, foule ...)


L'insistance géométrique des formes (le motel, les parkings, les allées de poulets en cage ... cette récurrence des grilles, des portes, des barrières (y compris dans le traitement (rare) de la nature (forêt ou parc aux alignements d'arbres tout en verticales, champ de maïs ...)) enferme et cloisonne, corroborant totalement l'impression générale de solitude, d'emprisonnement et cette impossibilité d'une réelle communication des personnages.



Chacun semble participer à un vaste système qui lui échappe pourtant complètement : le verni des apparences, les conventions sociales, les impératifs du rendement économique, le renvoi constant à des modèles et des obligations dans lesquels on ne se reconnait pas, finissent par inhiber et alièner l'individu.
Et pourtant, les personnages parlent et échangent beaucoup. Mais, ici encore, il y a décalage ; les mots servent davantage les mensonges ou les illusions des uns et des autres, les bavardages "noient le poisson" (voir cette belle séquence dans laquelle le couple se déshabille avant de se coucher mais où la nudité des corps est savamment contredite par des considérations qui ne préludent aucun autre rapprochement (on s'apercevra un peu plus tard que Marco et Anna font lit à part)). Et lorsqu'ils s'expriment profondément, cela n'est jamais face au "bon" interlocuteur (Gabrielle, la cousine orpheline, l' "enfant" de cette étrange famille, sert en fait de confidente aux deux partis ; elle n'en manipulera pas moins l'un comme l'autre !)
En quête constante d'une vérité qu'ils refusent cependant de regarder en face (Anna fait semblant d'ignorer l'attirance de son mari à l'égard de Gabrielle ; Marco met régulièrement en scène le meurtre de sa femme (via son recours aux hotesses de charme) ; à l'instigation de Mondaini, les invités sont tout excités à l'idée de se livrer à un jeu de la vérité ...) les protagonistes ne cessent de se débattre, malgré eux pris au piège.


Là encore les labyrinthes formels des environnements et des décors épousent ceux, plus psychologiques et structurels du couple, de la société ou de l'économie et débouchent sur d'inévitables tromperies, des manigances, des complots.


Egrenné à grand renfort de filatures, de coups de téléphone mystérieux, de rendez-vous secrets, de lettres anonymes, de mensonges et de sabotage, le piège se concrétise comme l'unique recours ! (Les filles de joie succombent dans la chambre d'hotel ; Anna croit surprendre (et reconquérir ?) son mari en prenant la place de l'une d'elles ... elle se retrouvera elle-même piègée ; Marco dévisse le portillon de protection de l'énorme meule à grain comptant vraisemblablement se débarrasser "accidentellement" de son épouse ; Mondaini et Gabrielle pensent avoir tout habilement manigancé pour que la jeune femme hérite plus vite que prévu de l'entreprise et de la fortune d'Anna (le jeune homme poignarde celle-ci à l'hotel et s'arrange pour convoquer la police sur les lieux de manière à ce que Marco soit inculpé du meurtre ...))
Evidemment, rien ne se déroulera selon les plans respectifs des uns et des autres !



Le motif répété de l'écrasement (cette meule atroce, l'accident du chien, l'accident de la route des parents de Gabrielle, la réduction en bouillie répugnante des poulets monstrueux, la fin de Marco ...) rappelle les rapports de force et de domination (réels, sentis, cachés ou mis en scène) qui sourdent en continu, rejoignant toujours les thématiques annexes de l'enfermement (cette pièce totalement vidée de son contenu dans laquelle les couples participant au jeu de la vérité s'isolent tour à tour ; les refuges claquemurés de Mario dans son bureau ; l'enfermement conjugal ou social évoqués plus haut ...), de l'emprisonnement (les malheureuses prostituées ligotées et baillonnées ; l'arrestation supposée de Mondaini et de Gabrielle ; les poules en cage ...) et de la contrainte (là encore sociale, maritale, professionnelle, productive, exutoire ...)

La première scène, ce meurtre retranscrit d'une façon quasi-minimaliste, plantait déjà les bases de ce que Questi allait expliciter tout du long : la solitude intrinsèque (et toute aussi terrible qu'inévitable) de l'individu (ces occupants des différentes chambres du motel saisis dans leur banale ou angoissante intimité (cet homme qui se suicide, cet autre qui n'en finit plus de se peigner devant sa glace, ce couple las ...)), le cloisonnement et l'indifférence cruelle du monde contemporain, la violence et le voyeurisme, la monstruosité anonyme ...


Dérangeante par son traitement décalé et très "nouvelle vague" aux antipodes des flamboiements et autres louvoiements giallesques, cette séquence de mise à mort parait pourtant respecter les principales règles du genre (meurtre de femme à l'arme blanche, insistance des motifs de l'oeil et de la vue ...), mais elle révèle déjà en fait toute la supercherie du film : faux giallo mais véritable manifeste "politique".


Effectivement, Marco ne tuait finalement personne !
L'étrangeté, distillée en sourdine par le manque de répercutions de ses crimes réguliers (qui ne paraissaient jamais déclencher aucune enquête ni aucune réaction extérieure !) pouvait pourtant indiquer la "vérité" : toutes ces femmes ne faisaient que participer à des simulacres ; ces meurtres, ces poses, tout l'attirail prétendument pervers de Marco ... tout cela n'était que théatre, jeu (?) déviant, une simulation ... (la révélation ne parvient bien évidemment qu'au final : les filles éclatent de rire lorsque les policiers déboulent à l'hotel, alertés par le coups de fil anonyme qui les a averti d'un meurtre dans la chambre 27).

La réalité n'épouse jamais le fantasme.
D'ailleurs lorsque Marco pense réellement à passer à l'acte, il a recours à un sabotage beaucoup plus indirect (dévisser une grille afin de provoquer un accident mortel) et, confronté au cadavre d'Anna (qui a été poignardée par un autre), ses premières réactions se révèlent l'horreur et le dégout : il vomit ...
La réalité s'avère toujours plus dérangeante et inadéquate que prévu !
Les fantasmes renvoient perpétuellement à des situations violentes et macabres ; les idéaux demeurent à jamais irréalistes ...
Les êtres sont sans arrêt contraints de passer par le mensonge, le travestissement, l'illusion pour assouvir leurs pulsions, pallier leurs manques ou règler leurs problèmes (Anna se déguise en pute, Marco en serial-killer, Gabrielle en confidente et Mondaini en collaborateur ...)

Et les aspects réalistes du propos, constamment distancés par leur traitement volontairement artificiel et ostensiblement symbolique et absurde (la prédominance d'une bande sonore et musicale volontairement spéciale (un mélange expérimental et bruitiste de jazz, de flamenco et de bossa exangues), l'importance détaillée des décors, la précision et l'expressivité des cadrages et du montage, les répétitions, les renvois et les liens soulignés ...) renforcent l'ambiguité et la complexité de cette oeuvre à part.
En effêt, la dimension critique se perd quelque peu dans la prééminence stylistique alors que l'argument prétendument giallesque et policier (en soi, foncièrement futile et léger) se trouve supplanté par la gravité et l'engagement constant du (des) propos ...
"La Mort a pondu un oeuf" n'en fascine et passionne pas moins !

Plus que tout, et en dépit d'un contexte et d'une psychologie évidemment plus fouillés que d'ordinaire (voire même carrément militants !), c'est le formalisme, l'ésthétique, cette mise en scène très marquée qui frappent avant toute autre chose !
La main-mise stylistique happe finalement tout le reste ; parfois heureuse, parfois poseuse, systématique et gratuite (le montage alterné par moment trop marqué dans l'abstraction ; le poids finalement très appuyé des symboles ; la musique possiblement fatigante et dissuasive ; la théatralisation constante (chaque scène ou presque débouche sur un psycho-drame ou se fait l'écho d'un incident ... ; ces confrontations des couples dans la pièce vide, figées comme de douloureuses ou ridicules chorégraphies ; ces décors perpétuellement signifiants ...)


Proche des visages et de leurs frémissements, la caméra n'en souligne pour finir que l'opacité et le mystère.

L'oeuf, unique évocation d'une "rondeur", d'une "féminité" (toute illusoire, et totalement close sur elle-même ; comme une nouvelle énigme, en somme !) au sein d'un univers froid et aseptisé tout en droites, en lignes et en arêtes, cet oeuf décliné dans les détails design des ornementations et symboliquement cassé par le "héro", marque aussi métaphoriquement l'enfermement individuel tout comme la sourde gestation des drames et des trahisons ...


Les influences artistiques (Hyperréalisme, Pop-Art, Avant-garde ...) s'épanouissent non seulement littéralement par l'omniprésence de détails architecturaux et décoratifs constamment en lien avec l'univers, les problématiques ou la psychologie des personnages, mais dans la mise en scène elle-même (Godard a maintes fois été évoqué par les critiques) invoquant souvent le collage et un montage délibérément démonstratif, manièriste et presque abstrait.
Renvoyant à des aspects plus vastes, utilitaires et là encore industriels (et politiques), l'Art trouve des répercutions nouvelles et troublantes dans la Publicité et le Design qui ne font sans cesse que renforcer l'aseptisation, la froideur et l'inhumanité ambiante.

A bien y regarder, tout va d'ailleurs dans le sens d'une certaine abstraction : des poses hiératiques du soit-disant tueur, des bavardages nombrillistes et trompeurs des personnages, de cette pièce blanche que l'on vide totalement (pour mieux se retrouver face à l'autre (et à soi-même !?)), à la musique expérimentale (qui prend parfois le pas sur les dialogues) et à la dimension de fable de cette histoire ...




La chute en motif redondant (des oeufs, un outil, un chien, une éprouvette, des corps ...), nouvel écho de celle, existentielle et "obligatoire", des protagonistes de ce drame, ne ramène finalement qu'à la terrifiante notion du vide.
L'image finale de ce policier gobant un oeuf à la sauvette participe en conclusion au même amer constat : l'individu, la société, l'univers, réduits à l'image de cet oeuf vidé de sa substance ...
On peut choisir de refuser la réflexion et la philosophie sans nuance du propos ...
Quoiqu'il en soit et malgré ses nombreux partis-pris, "La Mort a pondu un oeuf" fascine inmanquablement et convoque trop d'idées et d'influences pour manquer d'interpeller d'une façon ou d'une autre.
Un faux Giallo, une vraie curiosité !