LA QUEUE DU SCORPION
Alors que Lisa s'envoyait en l'air avec son amant, elle apprend que son époux vient de s'envoyer en l'air, lui aussi, mais d'une toute autre et bien plus irrémédiable manière : l'avion qui le transportait a explosé !
Les éventuels remords de la jeune veuve passent bien vite à la trappe lorsqu'elle apprend qu'elle va hériter de la coquette somme d'1 million de dollars : le mari avait souscrit une assurance vie dont elle se retrouve la bénéficiaire.
Dès lors le pactole va bien sûr attiser les convoitises et délier les langues ; Car Lisa n'est peut-être pas si innocente que cela dans l'affaire !
A peine arrivée en Grèce où elle récupère l'argent, la jeune femmme est confrontée à des personnalités plus ou moins menaçantes et n'a guère le temps de profiter de sa nouvelle fortune ; elle est sauvagement assassinée et le million dérobé.
Un commissaire athénien, un policier d'Interpol, rejoints par un détective dépêché par le Cabinet d'assurance et par une journaliste aussi craquante qu'opportuniste, constituent l'improbable quatuor qui va entreprendre une enquête de plus en plus nébuleuse.
Qui a tué Lisa Baumer ? Qui rôde, vêtu de noir et s'applique à zigouiller un à un tous les curieux ?
La maitresse du mari défunt ou son homme de main patibulaire ? Ce policier au comportement étrange ? Ce détective un peu trop concerné ? L'un des amants de Lisa ? Ou l'homme mystérieux qui ne cesse de passer d'étranges et anonymes coups de téléphone ...
La réponse tombera, in extremis, évidemment surprenante.
Une échappée en amoureux sur un bateau, la photographie d'un mort et ses boutons de manchettes en forme de scorpions constitueront les indices inhabituels qui amèneront les révélations finales.


Moins d'une année après "L'Etrange vice de Mrs Wardh" Sergio Martino poursuit sa lancée et concote cette délectable "Queue du scorpion".
La vague giallesque décline insistamment les titres animaliers et le réalisateur se prête évidemment au jeu. Mais,ici, l'allusion du titre tient presque du prétexte : du scorpion en question il ne subsistera guère que cette enième sous-intrigue plus que jamais abracadabrante, cette histoire de boutons de manchette (des scorpions en or, donc) qui trahiront le coupable et permettront son élimination au moment crucial où la pépée de service allait périr sous ses coups.
Fort heureusement, le film ne se mesure pas à l'aune de ce mauvais détail et si "L'Etrange vice de Mrs Wardh" était déjà très réussi, "La Queue du scorpion" le surpasse encore.
De la même manière que son prédécesseur, ce second giallo déroule une intrigue très calibrée, classique, et pour le coups presque prévisible, mais les archétypes et les figures imposées peuvent avoir du bon lorsqu'ils sont servis si élégamment.
Fluidité, beauté, maitrise, la mise en scène de Martino se révèle plus que jamais cohérente ; le décor de la Grèce, cette "solarité" qui imprègne toute l'oeuvre, y compris la décontraction, la légèreté diffuse et plutôt riante (bien que foncièrement noire !) de la trame, semblent lui permettre des expérimentations et des audaces formelles plus ostentatoires.
La séquence du début marque immédiatement ces savoureux partis-pris : Lisa retrouve son amant ;
Les plans délibérément statiques et presque étranges, ces inserts répétitifs d'un avion ouvertement toc (une maquette !) qui explose (durant le coït des deux protagonistes !), annoncent d'emblée un style volontairement artificiel et voyant.
Là ou "L'Etrange vice ..." savait reflèter l'angoisse et la parano de ses atmosphères et d'une histoire plutôt sombre, le cinéaste mélange ici Hitchcock, le thriller, le dépaysement, l'aventure et la romance et mixe le tout à la sauce giallesque pour un résultat d'une harmonie confondante !
Non seulement on ne s'ennuie pas un instant, mais le spectateur ne peut qu'être frappé et séduit par la beauté (pourtant finalement simple !) et par le rayonnement de l'image, des cadres et des couleurs.
Alors que "... Mrs Wardh" s'avérait ténébreux, "La Queue du scorpion" rutile !
La première image donne immédiatement le la : ce chapeau-cloche écarlate arboré par Lisa (que l'on voit parcourir les rues et les parcs de Londres)...
Rouges, jaunes, verts ... : les coloris fusent et inondent.
On retiendra les verts et mauves seyants de la séquence de la tentative de meurtre chez Chloé, cette scène d'amour sur fond de peluche dorée, la permanence appuyée des rouges, des gris et des verts lors de l'introduction londonienne et l'exacerbation du bleu, du jaune et du blanc en Grèce ...







La photographie est superbe !
Londres exhale une gaieté, une lumière, un aspect enjoué et presque trop pimpant de carte postale qui suggère en amont les teintes extraverties d'Athènes.



Tout chatoie comme pour souligner insidieusement la réalité factice et préfabriquée de toute l'entreprise ; tout brille : Big Ben et l'Acropole, l'appartement cossu et ornementé de Lara comme celui, jaune d'or et psychédélique de Chloé, les aéroports et les hotels de luxe, les restaurants, les ports de plaisance, les rues perpétuellement ensoleillées d'Athènes, les automobiles, les vêtements et le moindre accessoire ... ; et l'obscurité elle-même, la nuit, l'orage, un laboratoire photographique, un théatre désert, un grenier effrayant, se font les somptueux écrins d'éclats perpétuels.





La violence n'est pas moindre pour autant ...
Les scènes de meurtre osent une crudité bienvenue (bien sûr, les effêts datent quelque peu aujourd'hui et rien non plus, ici, de monstrueusement gore !)
Les couteaux et les rasoirs transpercent allègrement les chairs, un oeil finit méchamment crevé d'un coups de tesson de bouteille et le sang gicle généreusement, d'un rouge volontairement surréaliste !
Plus encore que dans le film précédent, les figures imposées et les morceaux de bravoure permettent une stylisation appuyée, à grand renfort de couleurs, de cadrages alambiqués et d'effêts aussi volontairement voyants que diablement efficaces.
Et le "réalisme", ce classicisme un peu décevant de l'intrigue, finissent par s'oublier et par prendre une tournure quasi-fantastique dans le traitement résolument décalé et parfois onirique de la mise en scène.
A ce titre, les séquences faisant intervenir le personnage de Lara, la maitresse de Kurt Baumer, le défunt, se révèlent emblématiques :
Le soir de son arrivée à Athènes, Lisa est convoquée à un mystérieux rendez-vous nocturne. Elle pénètre par l'entrée de service de ce qui s'avèrera un théatre désert (ou presque).
Aux lieux sombres savamment parsemés de manequins et de costumes, succède le colimaçon d'un escalier de fer ; les échos d'un étrange piano percent les ténèbres et la guident jusqu'à la scène obscure où l'attend sa rivale.
L'entrevue se révèle houleuse et se solde par une course-poursuite tout ce qu'il y a de menaçante.
L'utilisation mesurée et intelligente des décors, de la lumière et du montage capte l'attention et séduit immanquablement ...
La longue scène du meurtre de Lara se fait encore plus éblouissante.
Le spectateur est mis en condition par l'orage, la solitude de la victime et par la silhouette sombre du tueur à l'affut ...
Le trou de la serrure par lequel il guette sa proie, celui qu'il creuse au couteau dans la porte, la terreur grimpante, les appels au secour et les tentatives aussi désordonnés qu'inutiles de Lara, le décor désormais sinistre et inquiétant de son bel appartement ... tout est magistralement mis en oeuvre.
Pour finir, l'assassin surgit évidemment par surprise et frappe séchement à plusieurs reprises ; le sang gicle sur les vitrages, aussi éclatant que de la peinture fraiche ...
Mais l'épisode ne se termine pas là :
Survient l'homme de main que Lara avait eu le temps d'appeler à l'aide ; bagarre et poursuite ..., il traque le meurtrier.
L'appartement dédalesque débouche sur un grenier judicieusement effrayant, plein de poupées cassées et de portraits aux yeux exhorbités ;
La caméra explore talentueusement les lieux et continue la course jusque sur les toits de l'immeuble où l'affrontement se solde par la victoire cruelle du meurtrier (Il lacère sans ménagement les mains de son adversaire pendu à la gouttière. L'homme chute et meurt.)
Sergio Martino révèle tout son génie de "faussaire".
Il sait, mieux que quiconque, s'approprier les idées et les rouages inaugurés par ses pairs et les resservir avec tout le brio et le sens imparable du rythme qui le caractérise.
Ici, les influences d'Hitchcock (le côté thriller chic, l'oeil fétichiste de la caméra, les couleurs exaltées et symboliques, la mise en place d'une héroïne éliminée au bout de 30 minutes ...) et de Dario Argento (les emprunts directs à "L'Oiseau au plumage de cristal" et au "Chat à 9 queues") accentuent les aspects référentiels et ludiques de l'oeuvre.
Car peut-être plus encore que les autres gialli réalisés par le cinéaste, "La Queue du scorpion" peut faire figure d'exercice de style !
Presque davantage policière que traditionnellement giallesque, l'intrigue ne cesse de rebondir autour de la récupération et du détournement d'une intéressante somme d'argent ; c'est ce pactole qui fournit les enjeux, attise les convoitises et pousse à l'irréparrable ...
Pas de traumatismes ni de dérive pseudo-psychanalytique, pas de mémoire enfouie, ni flash-back ni cauchemards inexplicables, les victimes s'auto-proclament telles sitôt qu'elles lorgnent de trop près le butin ou dès qu'elles s'impliquent trop implicitement dans l'affaire ...
Décidément roublard, Martino multiplie les assassins et les suspects, brandissant les perches les plus éculées tout comme les fausses pistes (Les personnages les plus ouvertement dangereux (et donc potentiellement coupables !) se retrouvent peu à peu éliminés ; le tueur arbore inhabituellement différents looks, tantôt vêtu de noir et coiffé d'un curieux petit chapeau de pluie, tantôt moulé dans une sorte de combinaison de plongée ; un amant éconduit et héroïnomane devient maitre-chanteur ; Lisa ne cesse de passer d'étranges coups de fil ; le flic d'Interpol a l'air décidément bizarre et ne peut dissimuler un pansement louche sur sa main ; les cabines téléphoniques se font les habitacles répétitifs et anonymes de mystérieuses conversations ...)
Evidemment, tous les protagonistes s'avèrent potentiellement coupables (la veuve cache sa joie derrière un masque impassible, les flics ont des comportements étranges, la rivale est revancharde et prête à tout, le garde du corps adopte des méthodes parfois extrêmes, le détective est trop parfait pour être réellement honnête et la journaliste aux dents longues, avide de scoops, tombe avant tout dans ses bras par intéret ...) ;
Et leurs rapports sont continuellement emprunts de suspicion : tous se jaugent en catimini, tous se testent et s'espionnent.
Dès le départ et l'épisode introductif londonnien, le beau visage impénétrable de Lisa dissimule mal sa culpabilité, et, malgré le soleil et la gaieté colorée du décor, tout suinte déjà le complot, l'insécurité et les manigances (les scènes consécutives de la poursuite en bord de Tamise puis de la découverte du meurtre du toxicomane s'imposant immédiatement.)
L'insondable veuve Baumer draine immanquablement dans son sillage les silhouettes plus ou moins malfaisantes d'hommes visiblement tous très interessés ;
Et cela ne s'arrange nullement en Grèce où, sitôt débarquée, la belle est immédiatement repèrée et filée par deux nouveaux protagonistes !
Les gros plans et le découpage très "signifiant", très "BD", du réalisateur insistent sur le motif élémentaire du Regard :
Regards soulignés, suspicieux, interrogatifs ou inquisiteurs que les personnages s'adressent les uns, les autres ; regards affolés, horrifiés puis figés (éborgnés et énucléés !) des victimes ; regards pétulants, enjoués ou allanguis des amoureux ; clin d'oeil séducteur ou regard noir et vindicatif de celui qui va frapper ; regard aux aguets et perpétuellement en éveil de l'enquêteur ; visions sous-marines, rêves à l'eau de rose ou révélation dérangeante ... : l'oeil est roi et la Vue, le sens primordial et l'outil (cinématographique) essentiel à toute résolution.
Lunettes, miroirs, masques de plongée, trous, cachettes et entrebaillements ou emplois récurents et obligés de la caméra subjective se succèdent tour à tour pour en souligner toute la portée.
Et si, à l'instar de cette icônisation de l'oeil et de la vision, les clichés du Giallo sont bel et bien convoqués (La silhouette sombre et non-identifiable du tueur ; Ces femmes belles, imprudentes et invariablement traquées ; Le gout des lames scintillantes et des armes blanches ;
Ces téléphones répétitifs et finalement narquois et piégés (l'info passe mal ou elle est détournée ; parler équivaut de toutes façons à signer un acte de mort) ; la vénalité et l'intéret universels d'une humanité fondamentalement vicieuse ...),
Martino les nourrit des déformations qui lui sont propres (La plastique "mannequine" de ses futiles héros ; La dimension sexuelle des rapports et la romance obligatoire (mais heureusement très rapidement corsée et contredite !) débouchant là encore sur une vision corrosive et sans illusion de l'amour ;
Le mépris de toute psychologie et de toute vraisemblance (Peter Lynch, le héro bon teint et l'amant adorable se mue en deux secondes en terrible psychopathe !)
Ricochant de séquences-chocs en fausses révélations, d'indices trompeurs en clins d'oeil réussis aux comédies américaines, le rythme ne faiblit jamais !
Il faut dire que chez Sergio Martino, le tempo imparrable est un peu comme une marque de fabrique : découpage impeccable, bavardages et digressions finalement limités, action sans cesse relancée, aspect huilé et continuellement intrigant du programme ...
Au niveau distribution, le réalisateur a, de plus, convoqué toute la fine fleur du Giallo : George Hilton en incontournable bellâtre, Anita Strindberg, piquante, belle et "plastifiée", idéale comme une poupée, le beau visage pur d'Evelyn Stewart, la masculinité familière de Luigi Pistilli, le flegme d'Eduardo de Mendoza ...
Les archétypes des personnages ne pouvaient être mieux servis !
Pour l'illustration sonore, c'est au tour de Bruno Nicolaï de livrer la partition adéquate ; tout à tour suave, jazzy ou angoissante, la musique remplit son office avec bonheur (Ah ! Le cachet indéniable des B.O giallesques !)
Bien entendu, on pourrait reprocher bien des choses à cette oeuvre ; à commencer par ce qui la sert tout en la contraignant quelque peu : sa modestie et ses limites.
L'aspect très fabriqué, volontairement alambiqué et feuilletonesque de l'histoire, ne débouche au final sur rien d'autre qu'un produit calibré aussi fun et bien fichu que très (trop ?) léger.
Et la fin téléphonée et un peu absurde, cette sensation à peine masquée de l'urgence de la résolution (il faut que tout rentre dans l'ordre !), la transformation abrupte du "gentil" en "méchant", tout cela encore souligné par ces hasards décidément "hénaurmes" (la Police intervenant in extremis !), achévent trop schématiquement et trop hâtivement un film globalement abouti !
On peut préférer ne pas trop y redire et accepter le parti-pris de cette conclusion plus que tout clichetonesque et préprogrammée qui rajoute au charme presque désuet de l'ensemble.
La légèreté et cette grâce un peu vaine de l'exercice ne réussissent pourtant avant tout qu'à séduire et amuser.
Brillant, piquant, vif et insouciemment décérébré, "La Queue du scorpion" fait, sans le chercher ni s'en apercevoir, figure de manifeste : ludique dans son fond comme dans sa forme, savamment détourée et ultraréférentielle, cette variation ensoleillée précise et personnalise les orientations et les artifices du genre, ce mélange,ici homogène, des atmosphères et des influences, ce gout de l'effêt gratuit, la dextérité et l'esbrouffe avec lesquelles les motifs les plus complexes et les plus délicieusement absurdes sont minutieusement brodés sur un prétexte à deux sous, cet étirement déliberé (et parfois farfelu) des codes du suspens et le saupoudrage macabre et grivois de circonstance ...
Maniant continuellement les contrastes et jouant habilement sur les oxymores, Martino force les contours de ses marionnettes tout comme il s'amuse à extérioriser les ressorts de sa mise en scène :
Peter Lynch, le héro à l'oeil de velours et à la dentition ultrabrite, enquêteur opiniâtre et sauveur chevaleresque, collectionnait les alibis et les simulacres par l'intermédiaire d'un complice (eh oui, si vous ne l'aviez encore pas compris, c'était lui, le bad-guy !) ;
Et si la garce arriviste succombait si promptement au charme du beau gosse, c'était, avant tout, pour s'assurer de recevoir l'info. avant tous ses confrères ..., ses prédispositions fouineuses la menant de toutes façons droit dans la gueule du loup !
Les seconds rôles, savoureusement caricaturaux, prennent des poses énigmatiques ou fomentent inutilement des complots que trois coups de lame bien ajustés démoliront rapidos !
Les amants resurgissent tels des mauvais souvenirs (la réapparition de Stuart, briévement présenté au début et jusqu'alors bien oublié !), toujours complices de sâles coups et tour à tour tueurs et tués ...
Et le ballet volontairement nébuleux et brouille-piste de tous ces amusants pantins s'épanche par le biais des zooms et des cadrages marqués (cette scène au commissariat où l'image, comme en plongée, adopte un axe vertical ...)
Par le gout des vignettes et des détails ou par l'épanouissement des couleurs et la répétition des figures (ces serrures et ces portes sans cesse entrouvertes par une main gantée armée d'un rasoir, ces verres de whisky partagés avant l'amour, ces escaliers arpentés au pas de course, ces cadrans téléphoniques énigmatiques, les jeux volontairement antagonistes sur le vide et le plein (les rues tantôt animées, tantôt désertes et "spectrales" de Londres et d'Athènes ...), ouverture et fermeture (l'assassin pénètre partout comme chez lui mais les portes résistent en revanche au sauveteur héroïque obligé de les défoncer ! ...))
Le Giallo martinien exacerbe joliment ses manies et ses ressorts ... Et la piqure du scorpion aura rarement été aussi plaisante !
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