



EXCALIBUR


Les temps anciens et légendaires.
Des cycles légendaires des chevaliers de la table ronde et de leur adaptation cinématographique, on se remémore l'évocation holywoodienne : Robert Taylor, Ava Gardner, un technicolor éclatant, des créneaux au cordeau, des bannières sans faux plis, un côté lumineux et délicieusement propret, lisse et suranné ; l'image d'Epinal à la sauce américaine !
En 1981, John Boorman propose sa relecture des mythes anglo-saxons ; une vision éminemment plus sauvage, plus habitée, pleine de style et de fureur ... L'adaptation, habile et resserrée, centrée sur la figure d'Arthur et basée sur les écrits de Thomas Mallory, propose un regard à la fois humaniste, philosophique et symbolique sur la légende. Boorman lui restitue toute son essence celte, cette dimension mystique et barbare, religieuse et païenne tout à la fois, fantastique et réaliste, merveilleuse et cruelle ...







Et le cycle arthurien, puisqu'on le nomme ainsi, déploie effectivement ses boucles, déroulées sans temps mort du début à la fin - naissance, essor et déclin participant d'un grand tout amené à se répercuter, à se redéfinir inépuisablement. Les moulinets de l'épée traversant les airs, le cercle de la table emblématique, elle-même décorée d'anneaux entrelacés ... ; cercles des chevaliers, des clairières et des enchantements ; cercles des coupes, des familles et des généalogies ; boucle bouclée d'un destin mythique ...





Intelligent, inspiré et servi par la fine fleur des acteurs britanniques, le scénario réussit à rendre humaines et attachantes toutes ces figures légendaires : Merlin possède l'humour et l'avance de sa spiritualité (dans tous les sens du terme !), Arthur, la vulnérabilité, la candeur et la terrible solitude des vrais héros ; Guenièvre présente ce mélange de douceur et de passion nécessairement complexe, Lancelot le charisme et l'humilité de ses embarrassants avantages ; Morgane se fait la sensualité et le venin incarnés ...














Mais ce monde sauvage et merveilleux voit se ternir son éclat et s'émousser ses pouvoirs : les hommes assoiffés de puissance, de maitrise et d'absolu, êtres matérialistes et vaniteux, s'opposent de plus en plus fermement à l'anarchie et à l'irrationnalité des anciennes traditions. Lorsque Arthur épouse Guenièvre, c'est sous l'effigie bleutée d'un christ médiéval et suivant la liturgie d'un prêtre chrétien. En retrait de la cérémonie, Merlin et Morgane conversent. L'enchanteur déplore la prise de pouvoir de ce nouveau dieu au détriment des antiques puissances, prédisant déjà la fin de l' époque à laquelle il participe !
Le monde des hommes dénigre et gangrenne les réalités parallèles ; sa croyance égocentrique en son propre pouvoir, sa folie des grandeurs, sa rationnalité et l'intéret et la matérialité de ses aspirations, cela ajouté à la canalisation monotéïste et bien pensante d'un christianisme dépourvu de fantaisie vont ronger et anéantir la part vive et encore visible du merveilleux et de l'imaginaire. Le monde des hommes ensevelit celui des dieux comme le dieu nouveau prend la place des divinités ancestrales.
Si Uther, le père d'Arthur, croyait et servait ces entités premières, c'était davantage par souci égoïste et pour servir ses propres intérets ; et lorsque Arthur, frappé par la trahison des deux êtres les plus chers à son coeur (sa femme et son ami le plus admiré) perdra toute confiance et qu'il ne croira plus en rien, la magie disparaitra elle aussi et Merlin n'aura plus qu'à se laisser possèder et enfermer par Morgane. C'est la foi des hommes qui matérialise et qui concrétise le merveilleux ; sans elle, plus que néant et désolation !
Ainsi la part mystique de la légende est-elle ici continuellement exhaltée. Et cette quête d'un Graal de plus en plus utopique s'avère finalement toute symbolique : cette coupe, ce signe, ne représente pas tant l'intrigante preuve du miracle d'une incertaine passion christique que, surtout, le moyen, l'image, le vecteur du retour de la foi du roi Arthur ; cette foi en l'harmonie et en la cohésion de l'homme avec son environnement, cette foi en la vaillance et la fidélité de ses chevaliers, cette foi en soi -même ...
Et la coupe irradiante du Graal ramène inmanquablement à la coupe de vin de Lancelot toujours fidèlement remplie en dépit de son absence, à une fraternité perdue, à un équilibre rompu ... jusqu'au sursaut ultime !
"Excalibur" interprète intelligemment la complexité et le mysticisme de ses sources. Les symboles prévalent sur les explications et sur une imagerie féérique ; la stylisation et la violence l'emportent sur l'enluminure et le folklore ...








Et le dragon autrefois dompté par Merlin n'est pas mis en scène sous l'aspect reptilien d'une créature de blockbuster ; le dragon n'est autre que la terre, cet univers que l'enchanteur maitrise et comprend et qu'il peut contrôler et utiliser à loisir ...
D'ailleurs, le baton de Merlin se révèle orné de deux dragons d'argent et le parc et les remparts de Camelot sont pareillement flanqués de statues d'or à l'effigie de ce symbole fondateur. Quand la terre tremble ou fume, on parle de la colère et du souffle de la bête, et les combats vaillamment menés par les chevaliers et les soldats ne les confrontent pas à des monstres mythologiques mais représentent plutôt la volonté acharnée d'une harmonie et d'une unification, l'adversaire le plus redoutable s'avèrant finalement intime : la part enfouie, sombre et trompeuse des hommes, de ses proches et de soi-même !
Cercles, voiles et filets, pierre et feu, verts et ors ... , la dimension fantastique s'épanouit dans la célébration exacerbée des éléments, des couleurs, des textures et des formes, privilégiant la sauvagerie, la théatralité spectaculaire des cadrages et des décors et un certain "naturalisme" constamment magnifié par les éclats et les contrastes éblouissants des teintes et des lumières aux effêts spéciaux et aux ressorts trop pittoresques des clichés de l'Héroïc-Fantasy. Le conte s'inscrit en parabole et Boorman désire lui conférer une dimension résolument humaine. La magie s'incarne par la grâce, le choc et le lyrisme des icônes que le réalisateur a su recréer, par la beauté et la permanence d'une nature continuellement magnifiée, par le mélange épique et métaphysique de son inspiration, par l'adéquate et grandiose utilisation des oeuvres musicales de Wagner et de Carl Orff en contrepoint sonore ...
Et le plus pertinent, le plus fidèle symbole de cette magie, c'est Merlin en personne ! Dès les premières images, sa silhouette d'ors et déjà identifiable et familière se matérialise sur fonds de brouillards orangés ... ; son grand baton, sa cape sombre mi-guenille, mi-parure, son fin casque argenté et son faciès intelligent lui donnent l'allure attendue d'un mage, d'un pellerin, d'un ermite, sauvage autant que racé, plein de noblesse et en même temps simple, proche et paternel ... Merlin se fait l'observateur, le médium, le complice et la marque des bouleversements et du cours de l'histoire, la part originelle et irrationnelle du monde ...
Et l'oeuvre l'opposera à Morgane, sa propre Némésis. Défenseur et cofondateur de l'unité, l'enchanteur nourrira en cette magicienne l'indispensable versant sombre des forces primales. La magie sauvage de l'univers pouvant être utilisée à bon comme à mauvais escient, Morgane, rancunière, vengeresse et pleine de vanité, ne songera à exercer ses pouvoirs que pour détruire ce qui avait été construit, pour faire payer la mort de son père et le viol de sa mère et pour placer Mordred, le rejeton taré issu de son union incestueuse avec Arthur sur le trône de Camelot.



Et pareillement les nobles valeurs de la Chevalerie, ses rites, sa beauté, son code d'honneur, sa "noblesse" ... contrastent avec la barbarie, la brutalité et la violence dont elle se fait le bras armé ! Les combats sont mortels, les blessures profondes ; les membres et les têtes sautent, les haches, les lances et les massues cabossent et percent à grand vacarme les carapaces de métal ; les joutes et les duels perdent rapidement leur prestance, virant au pugilat et à la boucherie ; les armures malcommodes s'avèrent lourdes et étouffantes ; les alliances et les ententes sont souvent brèves et contrariées ... Les chevaliers victorieux après la bataille ou attablés dans l'imposante salle de Camelot, demeurent avant tout des guerriers ; rustres, belliqueux, ivres de vin et de combat ...
Les valeurs chevaleresques sont bien davantage illustrées par le manant que par le duc ou le baron. Il est ainsi amusant de noter que le réalisateur choisit de représenter tout d'abord ses deux personnages les plus héroïques et les plus nobles, Arthur et Perceval, comme les plus éloignés, à priori, de leur destinée (un innocent écuyer et un vagabond désireux de prouver sa bravoure !) ; l'un et l'autre se retrouveront adoubés non par la grâce de leurs titres mais par la seule démonstration de leur indiscutable grandeur.
Au final et de toutes façons, bien peu de place pour la délicatesse ou pour le chromo plein de superbe ! Du sang, des cris, des massacres et des trahisons ...
Le morceau de bravoure attendu du combat pour l'honneur de Guenièvre s'avère lui-même bien peu reluisant ! Les deux jouteurs épuisés et ensanglantés, peinant au final à soulever leurs armes, inspirent la pitié plus que l'admiration ...
Lancelot se détache néanmoins du lot ; évidemment, son statut de demi-dieu (dans la légende, il est le fils de la dame du lac) y est pour beaucoup ; sa force surhumaine, sa droiture, sa modestie et l'exemplarité de son attitude (y compris dans son amour interdit pour la reine) le figent comme le héro typique : trop parfait, trop beau, trop accompli et évidemment solitaire ...













Et la nature se fait perpétuellement le prolongement et l'écho des êtres et de leurs agissements. Incandescente et ténébreuse sous le règne d'Uther Pendragon ; verte, lumineuse et printanière lors de l'exploit et du sacre du jeune Arthur ; magique, insolente et ensoleillée durant son règne ; sombre, hostile et désolée lorsqu'il perd pied ; crépusculaire et théatralisée à sa mort ...
Forêts mouillées de ruisseaux et de torrents, clairières, vallons, lacs, falaises érigées de dolmens, rivages embrumés, arbres dans lesquels on dort, on s'aime ou l'on meurt ...
Les sous-bois luxuriants se font l'écrin magnifique de la passion charnelle de Lancelot et de Guenièvre comme ils avaient été auparavant le décor rutilant du mariage de la reine et d'Arthur ; le désarroi du héro semble avoir tout figé dans un hiver rude et stérile, mais quand revient le dernier sursaut, Boorman fait galoper ses chevaliers au rythme assorti du réveil de la nature, sous une pluie de pétales et de bourgeons éclos ...






Morgane, enfant déjà particulière et médium, donnera naissance à Mordred, garçonnet blond et maléfique, et le piège de cette sorcière croyant surpasser et éliminer Merlin en l'enfermant dans un cocon de cristal, trouvera sa punition inverse dans l'ultime intervention de l'enchanteur : le sortilège anonné par Morgane (ce charme suprême qui revient en boucle dans le film) lui fera cracher d'interminables fumées et toute son illusoire jeunesse ...
Et les lieux se répondent et se retrouvent : le chateau du Graal n'est autre que Camelot, la grotte fluorescente où Merlin se retrouve emprisonné correspond à l'antre caverneuse dans laquelle Morgane élève son fils, le chateau assiègé de Cornouailles introduit celui du père de Guenièvre, l'intérieur animé de Camelot, plein de marchands, de jongleurs et d'alchimistes rappelle le campement bigarré qui s'étendait autour de la pierre sacrée dans laquelle attendait Excalibur ...
Pour beaucoup de personnages, la rédemption passera par la religion : Guenièvre expiera sa faute en devenant nonne, Lancelot se métamorphosera en un prédicateur hirsute et illuminé et le Graal divin sublimera Perceval et réveillera Arthur .
Cette construction réfléchie et toute en miroir s'appuie sur l'épure et la stylisation de la mise en scène. Le spectacle émane bien davantage des cadres, des paysages, de la magie des teintes et des lumières et de détails ou d'accessoires choisis que d'une représentation démesurée d'armées de figurants et de délires architecturaux. Quelques remparts moyen-ageux, les arches d'antiques dolmens, une forteresse à flanc de falaise et l'environnement photogénique de l'Irlande suffisent à crédibiliser et à magnifier l'argument.
De Camelot on n'aperçoit guère que la verticalité métallique d'immenses murailles ; Merlin finit enchanté au milieu des délires pop d'une caverne toc et multicolore ; les mirages du Graal affectent aujourd'hui une ésthétique presque approximative ... Qu'importe !












En conclusion et pour reprendre ce qui a déjà été dit ailleurs, "Excalibur" bien qu'imparfait, bricolé et parfois presque trop grandiloquent, s'affirme comme une belle et mémorable réussite. De toutes manières, cette oeuvre indéniablement sincère demeure infiniment plus humaine, plus touchante, belle et marquante que les beaucoup plus récentes illustrations cinématographiques du genre héroic-fantasy (la trilogie du "Seigneur des anneaux "(pour commencer par le meilleur) ou "Le Roi Arthur" par exemple (voir l'atroce et trop délibérément artificiel "300" !) pour ne citer que ceux-là ...), évidemment plus adulte et autrement plus personnelle ! ...
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