Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


Que cela ne vous empêche pas de me visiter, de me lire et de me laisser vos remarques.

samedi 24 mai 2008

Mario Bava 7 : La Baie Sanglante



LA BAIE SANGLANTE




Une vieille comtesse, propriétaire d'une baie sauvage et encore protégée, est brutalement assassinée ; le tueur qui n'est autre que son mari, manipulé par des promoteurs sans scrupules, maquille son meurtre en suicide ... avant d'être lui-même mortellement poignardé.
Cette baie idyllique, enjeu interessé de projets immobiliers, attise effectivement bien des convoitises !
Héritiers plus ou moins directs, voisins des victimes, jeunes écervelés trop curieux, architecte verreux ... tout un monde vénal et mauvais se dévoile, s'affronte et se décime à grands jets d'hémoglobine.
Nul n'en réchappera !



"La Baie sanglante" fait date dans la filmographie de Mario Bava.
Le giallo, stylisé et codifié à l'excès, est poussé dans ses retranchements pour une version si assèchée et durcie, si volontairement gore et exagèrément programmée sur les mises à mort réalistes et saignantes de ses protagonistes, qu'il débouche pour finir sur toute autre chose :
ce que les américains récupèrerons illico à grand renfort de franchises surexploitées ("Vendredi 13", "Halloween" ...) et qu'ils baptiseront "slasher".

"La Baie sanglante" n'en demeure pas moins très européen (et italien !) pour autant.
Bava, génial testeur et touche à tout, troque ici la surcharge décorative et les flamboyances pour la ligne claire et une sorte d'épure, les allusions perverses, l'épouvante et le fantastique pour l'horreur crue, la frontalité et un humour noir qui frôle le cynisme.


Désireux de choquer et de provoquer encore et toujours une émotion forte, avide de nouveauté et de modernité, et toujours très inscrit dans son époque, le réalisateur exacerbe et pousse cette fois à fonds ses obsessions, transformant et abandonnant les prétextes policiers et symboliques du giallo pour n'en retenir que les moments forts, les crimes et les exécutions.
Et cette nouvelle oeuvre, aussi dure et singulière que culottée, s'affiche effectivement comme un massacre sanglant et ininterrompu qui ne se départit pourtant jamais d'une ironie cinglante et se paye encore le luxe d'une peinture acerbe et sans concessions de la nature humaine.

Bien entendu, les personnages et les caractères s'avèrent outrés et leur psychologie invariablement déclinée sur le mode de l'intéret, de la manipulation, de la transgression ou de l'envie ; mais le cinéaste est suffisament doué et malin pour impregner ses dialogues d'un humour bienvenu et pour y glisser des réflexions moins anodines qu'il n'y paraitrait (sur le couple, l'homme et la société ...).

Semblablement, Bava sait trouver le détail incongru ou dérangeant qui identifiera un personnage, de la même manière qu'il sait souligner l'horreur par des notes perverses et parfois inattendues ou par des échos graphiques et purement formels :
Le corps nu de Brunehilde frôlé par la main dun cadavre gorgé d'eau ;



Ce même cadavre, dissimulé sous une bâche agitée de mouvements lascifs d'où vient serpenter un tentacule, pour le spectacle final d'un macchabée verdâtre amoureusement suçoté par des pieuvres ;














Cette tête, tranchée net d'un coups de hache, à laquelle succède immédiatement l'image de la chute d'une tête en terre cuite qui vole en éclats ;


Ce couple en plein ébat, cloué au matelas ;

Le meurtre et l'agonie de la vieille comtesse : ses pieds raclant le sol en tentant de la soutenir (elle est pendue !) et la roue de son fauteuil renversé qui tourne dans le vide ... et s'arrête en même temps que son dernier souffle ;


















La lutte qui oppose Frank et Renata : lui, tentant à toute force de pénètrer dans la salle de bain où elle s'est réfugiée ; la paire de ciseaux qu'elle saisit et dont elle le frappe à l'aveuglette à travers le vitrage ; cette lutte dont on ignore un instant l'issue ...

Voir prime une fois de plus dans cet univers avide et sans pitié :
Admirer la beauté paisible de la baie sous la pluie ; espionner de jeunes intrus à leur insu ; épier avec des jumelles les faits et gestes des rares habitants des lieux ; voir dans les tarots un avenir funeste ; guetter par la fenêtre d'un voisin ; faire semblant de dormir pour surveiller le départ de ses parents ; s'apercevoir (ou pas) de la présence de cadavres autour de soi ... ;






















Se remémorer, après coups, la machination dont on a été victime ; ne pas voir assez rapidement l'assassin qui vous fait basculer illico de vie à trépas ; ne plus voir dans l'obscurité d'une villa où le courant a été volontairement coupé, si celui qui est sorti vainqueur d'une lutte à mort est votre conjoint ou votre ennemi ; observer à longueur de journée les moeurs et les variétés d'insectes ; voir en sa maitresse un petit animal sauvage ; imaginer avec excitation le profit et l'argent que l'on va tirer de la commercialisation de cette baie ...

Et tous les personnages n'arrêtent évidemment pas de s'espionner, de se suivre, de s'introduire subrepticement les uns chez les autres pour guetter toujours et encore, pour voir ...
















La famille, souvent recomposée (le remariage de la comtesse ; Renata qui n'est pas la mère des enfants d'Albert ...) a le coeur désespérément sec et ne s'avoue uniquement embarrassée ou attristée par la mort et la disparition d'un père que parce qu'il est indispensable de prouver son décès si l'on veut prétendre à l'héritage ! La famille formée par Renata, Albert et deux enfants croira jusqu'au bout s'en tirer indemne ... à tort !
La famille, comme le couple d'ailleurs, se fait le lieu des manigances, des trahisons et des tromperies les plus sordides.
Pas une once de sentimentalisme ; l'appat du gain et le matérialisme sont devenues les seules valeurs, quitte à devoir sacrifier pour cela père, mère et conjoint (les enfants (innocents ?) finissent par tirer au fusil sur leurs géniteurs ; la fille (Renata) est ravie de la mort inopinée et fort rentable de son père ; le fils caché de la comtesse (Simon) est relègué dans un cabanon de pécheur et vit sans le sou ...)
Et le couple s'affirme donc pareillement comme une sphère étouffante où ne s'expriment bien souvent que la haine et le mépris (la comtesse et son mari ; Anna et Paolo) ou la manipulation (Renata pousse son mari au meurtre ; Frank prostitue carrément sa maîtresse en la poussant à séduire le mari de la comtesse ...)
















Le film débute "en terrain connu" :
une grande demeure sur la baie, le soir ; des intérieurs somptueux où le rouge prédomine ... ; cette permanence des tentures, des stucs et des ornements ...
Mario Bava appose sa signature élégante et baroque aux images, semblant conforter le spectateur dans l'idée que cette nouvelle création ressemblera aux autres ... pour mieux tromper son monde et surprendre ensuite.

L'agonie grotesque de la vieille comtesse puis l'exécution giallesque de son mari, introduisent déjà une rupture de ton, une dureté mèlée d'humour noir qui ne va pas cesser de croître!




Et si l'oeuvre arbore une plastique irréprochable, si elle dénote toujours le sens aigu de la mise en scène et des décors de son réalisateur (le night-club désaffecté aux murs de bois tressé ; les appartements design et psychédéliques de Frank et de sa maîtresse ; la maison "rustique" de la voyante et de l'entomologiste ...) et si les couleurs éclatent (la voiture jaune des jeunes gens au milieu des myosotis ; ces nuits bleutées ; bruns, rouges, verts ...) c'est désormais sans affèterie ni cette profusion habituelle d'accessoires et d'enluminures.


Bava privilégie les espaces, les volumes, un environnement réaliste et contemporain et les extérieurs suffisament intrigants de cette baie à leur remplissage et à la surcharge. Nette, directe et lisible, la direction artistique se fait, ici, bien plus tranchée et tournée vers l'essentiel.

L'impact des meurtres ne s'en trouve que renforcé : crus, brutaux et presque triviaux dans leur soulignement gore, ils affectent une dureté de ton qui rejoint celle du propos. Serpe qui égorge ou qui se fiche dans le visage d'un malheureux ; lance qui transperce les corps de deux amants en pleine jouissance ; étranglements, empalements, décapitation, coups de couteau ou de ciseaux ... La mort est frontale, violente, sanglante, horrible, et détaillée sans détours en gros plans.

On sentirait presque une sorte de jubilation et de hargne dans cet équarrissage !

Car, ici, si les animaux pullulent et s'ébattent (insectes (papillons, scarabées, mouches ...), oiseaux, poissons, poulpes et pieuvres ... (la baie en tant que biosphère et comme un espace où la nature prime sur la civilisation)) et bien qu'ils soient régulièrement pèchés ou capturés, le véritable gibier, c'est évidemment l'homme ! Une conversation entre Simon et Paolo vient renforcer l'idée de cette comparaison , cette identification de l'homme et de l'animal.

Comme les insectes de l'entomologiste, les êtres sont donc constamment étudiés et observés (l'espionnage et le voyeurisme pratiqués par tous les protagonistes ...), empalés comme ces papillons ou ces doryphores sur les murs et le bureau de Paolo ou chassés et pèchés (la sagaie et la lance utilisées pour les meurtres des amoureux et celui de Simon ; ces corps que l'on s'évertue à jeter à la mer ou à l'en ressortir et qui terminent dans une barque au milieu des poissons et des tentacules ...)

La vie des hommes n'a pas plus de prix que celle des animaux quand il s'agit de profit et d'intéret , et, redevenus des bêtes dont les instincts priment sur la raison, les êtres laissent s'épanouir toute leur sauvagerie, s'entredévorant et se livrant une lutte mortelle et presque irrationnelle. La baie semble avoir contaminé ses occupants, ravivant les instincts les plus primaires, ramenant à l'état sauvage tous ceux qui la pénètrent ...

Et, de la même façon que la violence est normalisée et adoptée comme seul rapport envisageable, la sexualité laisse librement s'épanouir ses besoins et ses pulsions : A peine arrivés sur les lieux, les couples de jeunes gens ne pensent plus qu'à coppuler ; le mari de la comtesse s'avèrera un homme libidineux que la secrétaire de Frank n'a eu aucun mal à séduire ; et lorsque Brunehilde meurt, égorgée d'un coups de serpe, elle a l'air de jouir en agonisant, tout comme le jeune couple, méchamment embroché, qui râle d'un plaisir visiblement divin lorsque l'assassin les cloue sur leur lit.

Bava déshabille ses actrices épanouies et déshinibées (Brunehilde, sa camarade, la secrétaire et maîtresse de Frank) et, exagèrant là encore, la recette éprouvée, il associe le sexe et le sang , l'érotisme et la mort (nudité et cadavres ; meurtres pendant l'amour ...) d'une manière plus franche et abrupte que jamais, dépeignant la face sombre d'une société menée par le cul et l'appat du gain.

L'innocence n'a plus de place nulle part, et tous les personnages sont coupables (de crimes, de tractations, de manipulations, de vols, d'abus, d'infractions ...) ; les enfants eux-mêmes finissent par tuer leurs parents et par tirer sur eux (avec le fusil qu'ils ne soupçonnaient peut-être pas d'être véritable et véritablement dangereux (?)), le jeu le plus normal et le plus palpitant s'avérant celui de la mise à mort !

Et chacun devient tour à tour l'assassin de ce jeu de massacre (le mari de la comtesse, Simon, Renata et Albert ...) ; et même si l'on répugne à se salir les mains, on n'en demeure pas moins celui ou celle qui pousse l'autre à commettre le crime indispensable (Frank et sa secrétaire manipulent à loisir !).

Et, préfigurant, une fois encore, Dario Argento, l'eau, l'élémént liquide, primordial et sans cesse évoqué, rappelle et symbolise continuellement la suprématie du Mal (la baie bien entendu mais également la pluie ; cette piscine désaffectée du vieux night-club ; la salle de bain de Frank pleine de cadavres ; ces dytiques noires frétillant dans l'eau sur le bureau de Paolo ; la casserole d'eau bouillante jetée au visage de Simon ...)

A son habitude, Bava oppose l'ancien et le moderne d'une manière aussi appuyée que dépourvue de nuances : La vieille comtesse dans sa villa baroque, propriétaire d'une baie sauvage où les traces de la société, à l'état de ruines (le vieux club, la piscine à l'abandon ...), n'existent que pour souligner leur incongruité et le rejet dont elles font l'objet. En face, Frank et sa compagne et Renata et Albert, représentants sans scrupules du dieu-matérialisme et d'une urbanité, d'une société, sans plus de valeur. D'un côté, la nature préservée : une baie tranquille, isolée, à l'abandon ... ; de l'autre, cette société moderne, aussi séduisante que glacée : les requins et les crapules de l'immobilier, du béton ou de la finance. Ce microcosme, replié sur lui-même, déliquescent mais finalement intègre (tout du moins la vieille comtesse), symbole d'une aristocratie fanée et des anciens principes, laissant la place au monde contemporain pressé et vénal, ses automobiles, ses appartements pop et design, ses parvenus et ses nouveaux riches ...

Acerbe et volontairement grossier et caricatural, le message n'en demeure pas moins clair et peut-être plus qu'un simple prétexte. Jusqu'à quel point, quelle froide et sordide barbarie, la civilisation et le progrès sont-ils prêts à aller pour assurer les bases de leur fonctionnement et de leurs intérets ? Où va ce monde moderne, hédoniste, narcissique, calculateur et finalement monstrueux ? Nulle part, répond Bava en faisant exécuter un à un tous ses protagonistes.

N'en réchappent que les deux enfants, enfermés dans leur caravane et, à priori, protégés de la folie des adultes. Pourtant, leur innocence même est constamment questionnée par la mise en scène : ils feignent tout d'abord le sommeil pour que leurs parents, rassurés,leur fichent la paix ; et puis, ils jouent à des jeux toujours mis en parallèle avec les crimes odieux des "grandes personnes" (fracassant la tête de porcelaine ou de terre cuite de ce qui semble une poupée et manipulant les armes à feu de leurs parents, alors qu'un peu plus loin, les têtes sautent et les armes tuent ...) Ces enfants s'avèrent , pour finir, totalement inquiétants. Et, lorsque papa et maman s'écroulent après qu'ils les aient ludiquement fusillés, les gamins ne se donnent même pas la peine de vérifier qu'ils font bel et bien semblant d'être morts ... Indifférents, heureux et libres, les enfants courrent regagner les rives de la baie pour de nouveaux jeux où l'innocence se fera indubitablement perverse ...

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