Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


Que cela ne vous empêche pas de me visiter, de me lire et de me laisser vos remarques.

mercredi 7 mai 2008

Ténèbres 2 : En rouge et blanc








TENEBRES (2)







Comme toujours chez Dario Argento, les protagonistes évoluent dans un univers artistique.
Et même si le cinéaste préfère, ici, dépeindre et fustiger un art devenu produit de consommation (l'art littéraire d'un faiseur de best-sellers à la Stephen King, et le monde arriviste, matérialiste et pervers de l'édition, du journalisme et de la télévision), faisant, par-delà l'histoire et son traitement, la démonstration et la transposition de ses interrogations, de ses propres problèmes de cinéaste ; s'il dénonce, une fois de plus, les dérives et l'impact de la société de consommation sur la création artistique, s'inspirant à la fois du roman-photo, de l'érotisme tappe-à-l'oeil (nous sommes en pleine période post-"Emmanuelle(s)"), de la publicité et des clichés télévisuels, on retrouve son sens aiguisé du détail, des décors, des ambiances, des architectures et des références , comme le prolongement cohérent, appuyé et très élaboré de son propos.


Dans "Ténèbres", tout paraît figé dans une esthétique moderne, géométrique, pure et froide, presque futuriste.
Les architectures, les maisons et leur mobilier font songer à des agencements cubistes, des bunkers "design"...


Ces rues, ces places et ces immeubles aux volumes rectilignes et épurés souvent imposants, ces espaces érigés d'édifices aux terrasses et aux assemblements rectangulaires, alternent avec les motifs toujours verticaux de barrières, de grillages, d'enceintes et de palissades, de vitrages, de fenêtres et d'escaliers.


Et partout, dans tous les intérieurs, les sculptures et les statues, inquiétantes ou pointues, soulignent de leurs éclats ou de leur énigme, une menace diffuse et constante. C'est d'ailleurs sur l'une d'elles que Peter Neal finira empalé après l'ultime révélation !


Argento plante son décor dans une Rome évidemment méconnaissable, contemporaine et glacée. La ville semble une entité à la fois hors du temps, écrasante, impressionnante, aux tonalités LeCorbusiennes, tantôt vivante et faussement anodine et ordinaire, tantôt déserte et fantômatique, perpétuellement angoissante.


Cette urbanité n'a, en effêt, jamais rien de rassurant ; elle enferme, délimite et emprisonne constamment. Ses jeux de circulation et de communication feignent l'ouverture ; ses espaces et ses lignes, illusoirement infinis, se révèlent, au bout du compte, des trompe-l'oeil, des labyrinthes, dont les accès et les issues successives ne font qu'enfoncer et capturer les êtres.



Semblablement, ces automobiles et ces moyens de transport sans cesse évoqués (vélo, motos, avion ...) suggèrent ironiquement la fausse liberté et la trompeuse capacité de fuite d'un individu inexorablement pris au piège ; tous ces moyens de locomotion ne servant, avant tout, qu'à livrer la victime à un assassin, qu'à la jeter dans la gueule du loup et à l'amener là où l'attend son destin funeste (Peter Neal, débarqué à Rome ; Elsa Mani et Maria Alboreto déposées à moto dans les lieux où elles seront tuées ; Gianni étranglé dans sa voiture ...)


Comme toujours chez Argento, tout est possiblement angoissant, hostile et trompeur.

L'Information, autre composante obligée du monde moderne et de la communication, cette information toute-puissante, qui fait et défait les succès et les engouements (voir l'aréopage des journalistes qui accueille Peter et toutes ces scènes liées à la promotion de son livre !), s'avère finalement totalement fabriquée, instrumentalisée, achetée et mise en scène, voire grossie, exagerée et transformée (on aperçoit un journaliste à la télévision, rendant compte de l'état de l'enquête d'une manière faussée et alarmiste).

Dans la même optique, le titre du film : "Ténèbres", faussement sombre et gothique, débouche sur une oeuvre pleine de lumière, d'espace, où le blanc prédomine, où les meurtres ont souvent lieu en plein jour (et même au milieu de la foule indifférente d'une grande place) et où la nuit et l'obscurité, elles-même, sont toujours très éclairées ; les images, les êtres et les choses toujours lisibles.




Et aux oppositions et aux doubles sens constants de ses choix de mise en scène, Argento allie les doubles faces de ses personnages et leur schizophrénie (Peter Neal, Jane, Cristiano Berti ) et le motif appuyé du double associé à celui du couple, du duo.
Berti se révèle donc à la fois l'animateur télé réputé qui accueille l'écrivain sur son plateau et le malade intégriste qui veut nettoyer radicalement la société de ses déviances et de ses perversions. Totalement fasciné par l'oeuvre violente de Peter Neal, il profite de la venue de l'auteur pour réaliser et mettre en scène les crimes détaillés dans ses livres, avec pour but (et mission) ultime l'élimination de celui qu'il nomme "le corrupteur".
Peter, de son côté, a commis un crime dans sa jeunesse (la fille volage et humiliatrice du "rêve"), un crime dont on n'avait pu l'accuser, faute de preuves. Le trauma a couvé et l'homme a transposé ses pulsions meurtrières dans ses récits à sensation. Lorsqu'il comprend que Cristiano Berti est le meurtrier qui, non seulement le menace, mais surtout le "copie", Peter saisit l'occasion de replonger à l'origine et dans la matérialisation de ses obsessions criminelles. Il se sert de son alibi (il ne pouvait pas être l'assassin des premières victimes : Elsa, Tilda et son amie ...) pour éliminer Berti (donc le tueur !) et pour prendre sa place, en profitant pour règler leur compte à une compagne et à un agent infidèles.



Transmissions et identifications ont fonctionné en boucle :
Berti a pris la place de Peter, en donnant corps au tueur de ses romans ; Peter lui a succedé en l'abattant et en poursuivant son oeuvre de meurtrier "effectif".
On peut même appréhender les deux hommes comme des doubles ou les deux faces d'un même personnage, tous deux se prétendant (se mettant dans la peau de) l'assassin du giallo (du livre et du film !). Et lorsque le premier (Berti) a bien "travaillé" pour l'autre, réanimé l'impulsion criminelle et écarté tout risque de suspicion, il n'a plus de raison d'exister et ne peut qu'être éliminé par son successeur (Peter), celui auquel il aura permis une (re)naissance, cette réaquisition, cette identification suprême de l'auteur à son oeuvre !


Jane, petite amie de Peter, visiblement négligée, délaissée, fragile et instable, est semblablement schizophrène. Elle avoue d'ailleurs à Anne qu'il y a deux personnes en elle ! Elle lacère et fracasse le contenu du sac de l'écrivain, le suit finalement à Rome où elle le surveille et l'épie, semblant jalouser la relation qu'il entretient avec Anne, l'assistante, pour se révèler au bout du compte l'amante de Bulmer, l'agent de Peter.




Le cadeau (empoisonné) des chaussures rouges, identiques à celles de la fille du rêve, achèvera de l'identifier à celle qui fit souffrir le meurtrier autrefois, et la condamnera automatiquement.



Ce phénomène du double (Neal/Berti ; Jane/fille de la plage) se poursuit avec Anne et l'inspecteur Altieri. Elles sont toutes deux quelque peu soumises et discrètes, liées et inféodées à un homme auquel elles laissent le pouvoir et la direction des choses (Anne est l'assistante de Peter Neal, Altieri, celle de l'inspecteur Germani). De plus, elles sont assez ressemblantes physiquement (même silhouette, même blondeur, même genre...) et par deux fois assimilées l'une à l'autre : premièrement, lorsque Berti appelle d'une cabine téléphonique située au pied de l'immeuble de Peter, où Altieri se subtilise à Anne devant la fenêtre ; la deuxième fois, quand Peter Neal, lui-même (et le spectateur avec lui !) croit qu'il a tué Anne, alors que c'est la malheureuse inspectrice qui a péri sous les coups de hache.


La compagne plantureuse et provocante de Tilda, la journaliste, se pose comme une copie presque conforme d'Elsa Manni, la première victime ; et Gianni et Maria, les deux jeunes innocents, meurent de la même façon, non pas à cause de leur (prétendue) perversité ni par vengeance (les "mobiles" des crimes de Berti et de Peter Neal) mais parce qu'ils ont été trop curieux ; pour avoir découvert la tannière de l'assassin ou flairé un indice primordial !




Et tous les enjeux de l'histoire ou les scènes importantes font référence ou renvoient à des couples ou à des duos : le couple "malade" (Peter et Jane) ; le couple "réparateur et harmonieux" (Peter et Anne) ; le couple "traumatisant" (Peter et la fille de la plage) ; le couple "illicite" (Jane et Bulmer) ; le couple "professionnel" (Germani et Altieri) ; le couple lesbien (Tilda et son amie) ; le couple de meurtriers (Cristiano Berti et Peter Neal) ; le duo "investigateur" (Peter et Gianni) ; le duo d'assistants (Gianni et Anne) ; le couple "sacrifié" (Gianni et Maria) ....



Et si le sexe est facile, un simple objet et enjeu de consommation, l'Amour s'avère nettement moins évident !
Les couples en place sont toujours marqués par l'infidélité, la jalousie, la haine et par des pulsions de mort (Jane massacre le contenu du sac de voyage de son compagnon ; Tilda, provoquée par son amie, menace de la tuer ; Peter assassine la fille aux chaussures rouges puis Jane, toutes deux impures et volages...) et même les citations les plus anecdotiques dénotent le désaccord et l'agressivité (Maria se dispute avec son petit ami motard qui la laisse "en rade" ; sur la place où Bulmer attend un mystérieux rendez-vous, il est témoin de la rupture d'un couple anonyme ...)


Les femmes sont représentées comme des nymphomanes infidèles et les hommes comme des psychopathes impuissants !
Le seul véritable amour ne pouvant être que platonique !
Ainsi, lorsque Peter propose à Anne de rester dormir chez lui, c'est la promesse de sa mise à mort imminente qui est scellée par leur baiser ; le maniaque ne pouvant posseder réellement le corps de l'autre que par le tranchant de ses lames !


Et cet oeil du malade, hanté par le souvenir traumatique de l'infidélité et de l'humiliation initiale, cet oeil, encore une fois saisi en gros plan, et finalement identifié comme celui de Peter, le héro, réintroduit brillamment l'obsession manipulatrice et éminament argentesque du motif du Regard (regard et vision des héros, du tueur ; regards de la caméra et regard du spectateur...)

Enigme visuelle de l'oeil anonyme de l'assassin ; oeil des caméras et des objectifs photographiques qui fige et immortalise ; pupilles éteintes des victimes ; regard lascif des jeunes femmes ; regard plein de désir et voyeur, d'un homme derrière une vitrine, d'un clochard spectateur involontaire d'un meurtre derrière une baie vitrée ; regard coupable de Jane, dissimulé derrière des lunettes noires ; regard stupéfait de Tilda, saisi, un bref instant, par l'entaille de son tee-shirt laceré par le tueur...


Regard tout-puissant d'une caméra, plus que jamais équilibriste, qui, partant d'une jeune femme inquiète derrière la fenêtre de sa villa, vient longer la façade, louvoyer sur le toit pour glisser de l'autre côté du batiment, révélant, dans ce même plan-séquence incroyable, les victimes et leur meurtrier, occupé à cisailler les volets pour pénètrer dans l'habitation.


Regard plus que jamais inspiré du cinéaste, aussi justement incisif que poétiquement élégiaque, lorsqu'il s'agit de retranscrire à l'écran toute la magnificence morbide de la mise à mort ...



Oeil de cette caméra qui, tantôt grossit, soulignant des cachets blancs, une clé oubliée dans sa serrure ou la lame ensanglantée d'un rasoir, tantôt noie dans un plan très large la fuite d'une jeune fille , poursuivie par un chien agressif, ou sa remontée du sous-sol inquiétant de la luxueuse villa de l'assassin.







(à suivre...)

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