




LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP

Nora vient d'Amérique passer des vacances à Rome chez une vieille amie de famille.
L'ennui, c'est que tout va de mal en pis ! La vieille dame, malade, meurt d'une crise cardiaque dans la nuit de l'arrivée de son invitée ; Nora, seule et affolée, sort chercher du secours ; elle est agressée, on lui vole son sac, elle tombe et s'assomme et, cerise sur le gâteau, se réveille ... pour être spectatrice du meurtre d'une femme !
A bout, Nora s'évanouit.
Au matin, il n'y a plus trace de rien et les médecins comme les policiers ne prennent pas son témoignage au sérieux.
Le hasard fait que Nora sympathise avec Laura, une excentrique, qui lui propose de s'installer dans son bel appartement, situé juste à côté de l'endroit où le soit-disant crime a été perpetré. Nora gardera les lieux durant l'absence de sa nouvelle amie.
L'affaire se corse lorsque l'héroïne apprend que des meurtres ont eu lieu, dix ans auparavant, là même où elle est persuadée d'en avoir vu un !
Et tout semble recommencer quand coups de fils anonymes, rendez-vous étranges et angoissants, et intrusions et disparitions d'indices se succèdent et menacent bientôt directement la jeune fille.
Nora n'a pas rêvé, il y a bel et bien eu crime !
Secondée de son amoureux, Marcello, un jeune médecin et d'un ex-jounaliste, très impliqué dans l'affaire, la jeune héroïne, fana de romans policiers, va vivre le sien et se retrouver, au final, face à un meurtrier qui se révèlera, bien évidemment, celui auquel nul n'aurait jamais pensé !
Une jeune femme isolée, débarquée en terre étrangère, un assassin qui rôde, des meurtres à l'arme blanche, une intrigue embrouillée pleine de fausses pistes et d'indices qui ne mènent nulle part, une frontière de plus en plus floue entre le rêve et la réalité, des atmosphères lourdes d'angoisse et de terreur où flotte toujours un parfum d'étrange .... ; Mario Bava posait en 63 avec cette "Fille qui en savait trop" toutes les bases de ce qu'il allait encore approfondir l'année suivante dans "6 femmes pour l'assassin", la naissance cinématographique du Giallo.
Au départ, cette oeuvre était, en fait, la commande d'une comédie romantique.


Bava s'ingéniera à restreindre au maximum l'humour et la romance au profit d'une ambiance mélant le film noir, l'enquête policière et l'épouvante.

Deux versions de l'oeuvre (comme pour "Le Corps et le fouet" et "Lisa et le diable") cohabiteront d'ailleurs au final ; l'une destinée aux Etats-Unis, beaucoup plus proche de la commande initialement prévue, l'autre, européenne, telle que nous la connaissons et, celle-là, nettement plus noire et cynique...
Après trois films en couleurs, Mario Bava revient d'ailleurs, ici, au noir et blanc du "Masque du démon"; son gout des contrastes, des clairs-obscurs et sa maîtrise de la lumière n'en sont finalement que soulignés !

Et c'est une américaine qu'il choisit ironiquement pour héroïne, la transportant en Europe, dans une Rome aux allures trompeuses de cartes postales qui se métamorphose, sitôt la nuit tombée, en un décor aussi superbe que cauchemardesque.


Et si Nora Davis s'avère une grande amatrice des sensations fortes prodiguées au fil de ses lectures de romans policiers, elle ne semble pas soupçonner que son séjour en Italie va se muer en un polard réel dont elle se fera l'actrice et la proie principale.
Et, dès son arrivée à l'aéroport, l'angoisse est présente :
Effectivement, son voisin de siège et compagnon de voyage, l'homme attentionné qui lui a fait cadeau d'un paquet de cigarettes et qui semble disposé à la prendre sous son aile, se révèle un trafficant de drogue dont la mallette est remplie de cigarettes de marijhuana ; la Police le cueille à son arrivée et Nora craint un instant d'être épinglée elle aussi pour détention de stupéfiants (le paquet qu'il lui a offert !)

Cette angoisse ne va cesser de monter creshendo, la montée (de l'angoisse, mais aussi comme figure "effective": escaliers, ascenseur ...) et la chute (des corps qui s'évanouissent, tombent ou meurent, des objets que l'on lache ou lance ; la "chute" finale ...) s'alternant sans cesse pour un parcours et une intrigue en forme de montagnes russes.







Rien n'est jamais plus sûr ni tangible !
Finalement arrivée à destination, chez la vieille amie qui l'héberge, Nora se retrouve bientôt confrontée à la mort (naturelle !) de celle-ci puis au meurtre d'une inconnue, lors d'une nuit de cauchemard !
Les appartements les plus agréables et les plus chaleureux se muent en tombeaux pleins d'ombres et de recoins menaçants ; une voix ou le bruit d'une machine à écrire se révèlent factices et enregistrés sur une bande magnétique ; les objets ou les indices disparaissent comme s'ils n'avaient jamais existés ; un amoureux, lui-même, paraît un instant prés de vous occire !
Et, plus que tout, c'est cette sensation permanente de vivre un rêve éveillé, de voir des choses que nul autre ne voit, de ne jamais être pris au sérieux et d'en venir presque à douter de soi-même, qui s'avère peut-être le plus dérangeant.
Pourtant, Nora ne perd jamais vraiment la tête, sûre d'elle envers et contre tous, elle demeure fidèle à ses certitudes et ne se laisse pas influencer ; elle puise dans ses lectures les idées, les tactiques et les ripostes qui s'imposent, transformant l'appartement angoissant et insécuritaire qu'elle occuppe en une gigantesque toile d'araignée, n'hésitant pas à se rendre seule à un rendez-vous dangereux dans un logement désert et menaçant, dérobant un indice primordial aux policiers, se jettant toujours la tête la première dans l'aventure, sans réel soucis des conséquences.



A son apprentissage de la vie comme une lutte, à celui de l'amour (qu'elle découvre dès son arrivée en la personne de Marcello, le médecin de la vieille femme qui l'accueille) correspondent ces cubes marqués des lettres d'un alphabet mortifère que le tueur possède et décline au travers de ses meurtres (chacune des victimes a un nom commençant par la lettre suivante ...)

Apprendre à (sur)vivre, c'est apprendre à se confronter aux aléas et aux dangers, c'est apprendre à aller au bout de soi-même, à réagir et à finalement se connaître.
Et si chacun (et tout le monde) veut faire passer Nora pour ce qu'elle n'est pas du tout forcément : une jeune fille fragile (les hommes se montrent souvent protecteurs et "interessés" (le trafficant dans l'avion, Marcello, le professeur ...)), une alcoolique ou une malade dépressive (les policiers et les médecins), une proie idéale et une victime (l'assassin)..., la jeune héroïne persiste toujours à aller de l'avant, ingénue et tétue tout à la fois.

Les pièges et l'enfermement sont constants (ce soulignement des barreaux, des grillages, des ornements de fer forgé de l'appartement de Laura ; ces vues subjectives et oppressantes de Nora sur son lit d'hopital dominée par des bonnes soeurs puis par des médecins agressifs, celles du cercueil d'Ethel mis en terre ; la cage d'ascenseur ; la "cage" ornementée de l'appartement de Laura ; Straccianeve, enfermé à l'hopital psychiatrique ; le chantage de la fille de celui-ci qui a provoqué l'assassin ; le piège de fils et de talc concocté par Nora ; Laura comme une araignée qui aurait pris Nora dans sa toile ...)



Et la solitude, l'absence, la disparition et le manque reviennent sans cesse ( Nora se retrouve seule à Rome ; le mari de Laura est toujours absent, il vit et travaille en Suisse ; les articles de journaux, les objets (les cubes, le magnétophone et la bande), les preuves, découverts par Nora, disparaissent et s'avèrent introuvables lorsqu'elle veut les montrer ; un appartement en travaux où l'on a donné un rendez-vous, se révèle désert ; Landini, l'ancien journaliste, est longuement recherché par Nora et Marcello et n'est jamais à l'endroit où on les envoie ; il manque un bouton sur la veste de l'assassin ; Marcello est occupé ou absent quand Nora l'appelle et le recherche ...)

Et, de la même manière que les objets et les personnages disparaissent comme ils sont apparus, comme par une sorte de magie ou d'irréalité, l'Onirisme et l'Etrange font partie intégrante du monde ( la pièce interdite et fermée, comme le cabinet secret d'un conte noir où tout se terminera pourtant au final ; le labyrinthe de cordages, tissé par Nora, dans l'appartement où elle craint l'intrusion du criminel ; un appartement désaffecté où les ampoules nues se balancent aux plafonds, où une voix péremptoire s'avère un enregistrement ; le bruit d'une machine à écrire, semblablement enregistré, dans une chambre pleine de fausses preuves et du cadavre d'un malheureux ; une Rome nocturne, aux places et aux escaliers ténèbreux, pleins de dangers et de spectacles atroces ...)

Et comme ces "fantômes" qui guettent sans cesse et semblent vouloir jouer des tours, les personnages s'épient, s'observent et s'espionnent continuellement.
Lors de sa première incursion nocturne, Nora est épiée par le voleur qui lui arrachera son sac à main ; au cimetière, après l'enterrement d'Ethel, la présence de Laura, faussement occupée à fleurir une tombe, n'a rien d'hasardeux : elle écoute la conversation de Nora et du curé et a déjà muri son plan ; une silhouette masculine ne cesse de suivre et de surveiller l'héroïne (on comprendra plus tard, qu'il s'agit de Landini, le journaliste, qui sait que la jeune fille n'est pas une affabulatrice) ; Marcello piste Nora jusqu'à l'immeuble de son étrange rendez-vous ...
Les femmes sont bavardes, ecervelées (Laura et Ethel, "fofolles"et originales) voire cancanières (la concierge et femme de ménage de Laura ; la collègue de travail de la fille de Straccianeve ...) et les hommes sont souvent menaçants, accusateurs et potentiellement pervers (le traffiquant ; le professeur ; les médecins ; les policiers ...)

Bava nous raconte l'histoire d'une "petite fille" qui découvre le monde des adultes, s'y confronte et s'y débat, pour devenir adulte à son tour ; un monde entâché de vices et de dangers (drogue, alcool, tabac (tout le monde fume sans cesse (nostalgie d'une époque où le tabagisme n'était pas encore fustigé (et même très photogénique) !) ; crimes, sexe ...).
Et, ici déjà, son gout inimitable de la mode, du style et de l'ornement (décors, lumières, cadrages ...) s'épanouit pleinement : les tenues très "fashion" de son héroïne ; ces mannequins en pleine séance de pose, croisés un instant ; le "tube" "Furore" chanté par la star de l'époque (Adriano Celentano) qui se fait le leitmotiv de la bande originale ; l'appartement de Laura (un ancien atelier de couture), ses verrières, ses piliers, ses niveaux : un loft avant l'heure... ; ces statues monumentales, ces places et ces immeubles anciens et superbes ....
Et les figures, les situations, les images, se font écho, se répètent sans cesse comme par un processus de reflet ou annoncent implicitement les événements et les secrets à venir : les enregistrements sur une bande magnétique (une voix puis une machine à écrire) ; les "escapades" nocturnes de Nora (celle du début, puis celle du rendez-vous étrange) ; le vol du sac à main, la subtilisation des preuves et le vol du bouton à la Police ; le roman policier que Nora lit dans l'avion ("Tne Knife"/Le couteau) qui renvoie au poignard du meurtre dont elle sera témoin ; les deux scènes où Marcello raccompagne la jeune femme devant sa porte et où elle le "repousse"; la concierge bavarde qui ramène à la collègue mauvaise langue ; les hommes libidineux (le traffiquant, le professeur) ; ces meurtres datant de 10 ans qui ont eu lieu au même endroit que celui auquel Nora a assisté ; les "faux" coups de feu (des pétards) tirés par les enfants qui jouent chez Laura qui préfigurent les balles réelles du final ; Laura, représentée, au départ, sur la tombe de sa soeur qu'elle s'avèrera avoir tuée ; l'hopital psychiatrique où meurt l'innocent Straccianeve qui symbolise également celui où Laura devrait être internée depuis longtemps ; la photographie du mari de Laura (que Nora n'a pas vue), posée sur le piano, qui nous indique que l'héroïne va se jeter dans la gueule du loup (lors du crime initial, tout poussait à croire que l'assassin était cet homme là !) ....



A la fin, évidemment, la vérité éclate : le tueur malade et récidiviste n'était autre que Laura, profondément instable et psychopathe, poussée à de nouveaux meurtres par le chantage de la fille de celui qui avait été condamné à sa place et par le témoignage involontaire de Nora. Comme dans bon nombre de giallos, l'époux s'évertuait à dissimuler les preuves et la culpabilité de sa femme : encore un couple lié par le crime !
Après toute cette noirceur, le film se clôt sur une note humoristique : Nora va repartir (avec son fiancé, Marcello), elle sort de son sac le paquet de cigarettes offert, au début, par son voisin dans l'avion ; se rappelant alors qu'il s'agit sans doute de marijhuana, elle le jette précipitament (les ennuis et les mésaventures, elle en a eu son compte !); le paquet est ramassé en douce par un jeune prêtre, un séminariste.

Précurseur du giallo, Mario Bava sème brillamment dans cette oeuvre aussi légère et plaisante qu'ironique, les graines de ces réussites à venir. Moins sombre et théatrale que les autres, cette "Fille qui en savait trop" lorgne effectivement davantage vers le suspense et le cynisme d'un Alfred Hitchcock que sur les cauchemards fluorescents, les contes gothiques ou les tragédies épouvantables et perverses qui feront sa renommée.
Rêve éveillé (et en même temps "éveil") d'une jeune femme qui croit à la vie comme un roman palpitant, le film témoigne tout à fait du féminisme d'un réalisateur qui accordera souvent ses plus beaux rôles aux femmes, qui ne cessera jamais de célèbrer leur beauté, leur mystère, leur complexité magnifique. Bravissimo !
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