Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


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lundi 11 février 2008

Opera : Voir à tout prix !


OPERA (2)



OPERA (2)

Le spectacle, l'Oeil, la vision, sont les motifs redondants de l'oeuvre.
Grand spectacle de cette création du "Macbeth" de Verdi ; spectacle forcé des meurtres atroces (et Argento n'y va pas à moitié : lame traversant la gorge de l'assistant jusque dans sa bouche hurlante, poitrine découpée avec de gros ciseaux...) ; télévisions et écrans retransmettant l'opéra ...

Et chacun se fait le spectateur (ou le voyeur) de quelqu'un d'autre et s'avère d'ailleurs souvent à la fois "regardant" et regardé.
Ainsi Betty, spectatrice involontaire des meurtres atroces (comme elle avait été, enfant, témoin des jeux sadiques de sa mère ) est également sans cesse observée : Par le public et les téléspectateurs , bien entendu, par le tueur, évidemment, par l'assistant amoureux , la petite amie du metteur en scène, mais aussi par une présence cachée dans les vastes conduits d'aération de son appartement (on saura, plus loin, qu'il s'agit d'une petite fille, sa voisine, sorte de réminiscence et incarnation de son propre passé .)
Et pareillement, toujours, les différents protagonistes s'étudient, s'épient ou veulent absolument voir quelque chose.
Les enjeux divergent (curiosité, jalousie, dissimulation, envie, perversion..) et les objets ou les moyens d'arriver à la vision désirée sont multiples (jumelles, caméras, loupe, judas, cachettes...).

Ce qui importe, c'est voir !
Voir, quitte à en mourir (et c'est le cas de Mira, l'agent de Betty ou de la costumière), quitte à en perdre la vue (Mira reçoit une balle dans l'oeil ).


Pourtant, voir ne sert à rien : comme souvent, chez le réalisateur, la "bonne" vision échappe toujours aux héros ( "Les Frissons de l'angoisse", "Suspiria", "Ténèbres"...etc).
Ici, les apparences sont bien entendu trompeuses, et il est difficile de distinguer le vrai du faux (vrais meurtres mais faux suicide du tueur ; le vrai et le faux Daniel Soave chez Betty ; le poison (ou l'urine) dans la bouteille de parfum envoyée par Mara Cekova ;


la "fausse" fuite de Betty par sa fenêtre ; l'or d'une gourmette mèlé au toc sur le costume de Lady Macbeth ; faux revolver brandi sur scène contre tirs réels depuis le parterre...).


On se ment et on se trahit continuellement (Betty finit par livrer le meurtrier à la Police après avoir feint de partager sa perversion ; il lui avait , auparavant, fait croire à son suicide ; tout ce qu'il peut proposer à Betty en l'obligeant à participer à ses jeux sanguinaires implique le mensonge (complicité, double-personnalité, clandestinité et marginalité..)).



Voir n'est donc finalement pas ce qui importe.
Même si l'Oeil est ici célébré plus que jamais :


Dans cette oeuvre abondent non seulement la capture inlassable des regards des uns et des autres , ces gros plans de l'oeil de l'héroïne ou des pupilles des corbeaux où vient se reflèter l'action, mais c'est le motif même de cette pupille que l'on retrouve constamment dans les tournoiements de la caméra suivant les volutes d'escaliers en colimaçons, dans le vol circulaire des oiseaux lachés dans l'Opéra, le cheminement de Betty et de la fillette dans le labyrinthe des conduits d'aération ...
Les disques dorés qui ornent le costume de scène de Betty se font encore d'autres rappels de cette figuration continue et partout déclinée de l'oeil en tant qu'image et symbole pictural.
Par opposition aux autres personnages, Betty subit beaucoup plus ses visions (les meurtres et ses rêves et souvenirs) qu'elle ne les recherche.


Elle est, de surcroit, toujours entravée dans sa vue et sa compréhension des choses (du collyre dans ses yeux l'empêche de savoir si l'homme qui est entré dans son appartement est le meurtrier ou un policier ; plus loin, l'assassin lui bande les yeux afin qu'elle ne saisisse pas la supercherie de son suicide ...).


Son oeil barré de pointes en vue subjective, plan évoqué en amont par la vue subjective de la petite voisine derrière les verticales des barreaux de la bouche d'aération, illustrent tout à fait cette incapacité d'une vision juste et l'inadéquation constante de la vue avec la motivation ou les attentes des personnages.



Seul l'animal (comme fréquemment chez Dario Argento) possède la bonne et la juste vision des choses : les corbeaux reconnaissent le coupable et ce sont eux qui , finalement, résolvent la pseudo-enquête.


La vérité et l'équilibre ne peuvent venir que de l'intérieur.
L'intérieur de soi (peu à peu, Betty affronte ses "démons", ses rêves , les souvenirs qu'elle avait refoulés), l'intérieur d'un corps (quelle meilleure illustration que cette gourmette, preuve avalée par une victime, et que le tueur doit récupérer à l'intérieur même du cadavre).


Et lorsque Betty veut échapper à celui qui la traque, elle ne fuit pas hors de chez elle (ça, c'est ce qu'elle fait croire) mais elle s'enfonce, au contraire, de plus en plus profondément dans la maison : les conduit d'aération comme des intérieurs cachés et salvateurs (après la bouche (d'aération), la gorge).

Semblablement, émis de l'intérieur, la voix et le chant deviennent les seuls espoirs, les seuls remparts, auxquels se raccrocher (l'héroïne utilise sans cesse la musique, que ce soit pour se relaxer, perfectionner ses interpretations, oublier ses inquiétudes et même pour se protèger (lorsque le meurtrier s'est introduit dans son appartement, elle pousse le volume à fond de manière à le surprendre et lui faire perdre tous repères)).

Betty n'est, par ailleurs, véritablement elle-même et sereine que lorsqu'elle chante (sa vie personnelle semble un fiasco ; Elle se révèle frigide et traumatisée par les déviances de sa mère).

L'assassin, lui non plus, ne possède pas la "bonne" vision des choses. Son esprit malade le persuade que la fille (comme autrefois sa mère) le suivrait dans ses excès contre-nature..., il le paye en se faisant énucléer par les corbeaux. Le plan de l'oiseau gobant son oeil ramène, encore une fois, aux thèmes de la suprématie animale et de la superficialité, de la mauvaise vision (vue) des hommes (trop égoïstes, trop veules, trop faux ...)


On retrouve donc dans le film maints sujets , maintes figures, chers au réalisateur : la folie et le traumatisme ; la filiation et le poids de la famille, ces personnages de mère dégènerée, de jeune fille psychologiquement perturbée ; la solitude existentielle ; le mensonge des apparences et une humanité avant tout individualiste et mauvaise qui n'a jamais rien de rassurant ni de chaleureux.


Et si, au final, le metteur en scène, malin et plus compatissant, se retrouve avec la jeune première dans le cadre buccolique de montagnes suisses, il termine néanmoins très rapidement poignardé par l'assassin, resurgi contre toute attente.
Betty n'en paraît d'ailleurs pas plus attristée ni plus horrifiée que cela. Et livrer le fou à la Police ne lui pose pas davantage de problèmes de conscience.

Cette fin, toute en énigmes, devient encore plus étrange lorsque la jeune femme, comme indifférente aux évènements atroces qui viennent de se produire (elle a tout de même perdu son ami et échappé une dernière fois au maniaque), vient se rouler dans les fleurs et, apercevant un petit lézard coincé sous une pierre, libère l'animal. La contradiction entre son manque de réaction devant l'élimination de ses deux prétendants et son émoi enfantin face au reptile et à la beauté de la nature prolonge le mystère.


A-t-elle basculé dans la folie ? Est-elle traumatisée ou insensible ? Est-ce que tout ce qui a précèdé a réellement eu lieu ? Etait-ce un rêve, une invention ?
Le film se clôt sur cette note aussi déstabilisante et quelque peu décalée que finalement ouverte.
Dario Argento a volontiers dit d'"Opéra" qu'il avait réalisé un film froid et dépourvu d'amour, représentant involontaire d'une époque où régnait le fantôme du SIDA.
Il est vrai que les protagonistes de cette histoire sont sans cesse empêchés dans leurs tentatives de rapprochement. Empêchés par le meurtre, la folie , la frigidité, la jalousie ou l'égocentrisme...
En même temps, l'intrigue peut être lue, aussi et surtout, comme une histoire d'amour (très peu romantique et classique, il est vrai !) , une sorte d'initiation à un amour transgressif et déviant qui passe par la souffrance, le sang et la folie.

Le fil conducteur de l'histoire, ce que sous-entendent le triomphe de l'héroïne, la succession des crimes et jusqu'au final, c'est l'amour du monstre pour la belle : il lui offre la gloire et le succès, élimine les rivaux (amoureux (le jeune assistant et le metteur en scène) et professionnels (Mara Cekova)) et les indiscrets. Les meurtres devenant des sortes de cadeaux et le tribu d'un jeu sadomasochiste entre Betty et lui .


Et si elle s'affirme comme sa (fausse ?) et favorite victime, il est lui-même victime de son addiction perverse et de cet amour "autre" et exclusif mais aussi victime de sa naïveté lorsque Betty feint finalement de partager sa perversion pour mieux le trahir .
On peut constamment se demander dans quelle mesure la jeune fille est impuissante ou consentante : elle ne dénonce jamais le malade, ne raconte jamais à l'inspecteur tout ce qui lui arrive (et pour cause : le fou, c'est lui !) et l'idée de démasquer cet assassin ne vient pas d'elle mais du metteur en scène .


Rétrospectivement, on pourrait presque reconsidérer l'oeuvre sous un angle différent, avec comme postulat et nouvel éclairage une connaissance et une entente préalable, un "amour" partagé entre Betty et le psychopathe : un couple de schizophrènes prêt à tout pour assouvir ses buts et ses penchants dégènèrés.


A la fin, la belle, lassée et comblée (elle a acquis la notoriété et est lavée de tous soupçons), se débarrasserait de son complice (démasqué, gènant et, de plus, sérieusement amoché!).
Tout le talent de Dario Argento et la réussite de son film tiennent, une fois de plus, au fait de ce que l'on pourrait lui reprocher : une intrigue lâche, destructurée, appauvrie ... de quoi permettre de multiples et passionnantes interpretations.


Techniquement, l'oeuvre s'avère des plus brillantes et réussies.
La caméra virtuose glisse, louvoie, tournoie, imite les pulsations d'un coeur, détaille les spasmes d'un cerveau dérangé, se fait tour à tour oiseau en vol, regard barré d'épingles, trou d'un lavabo, oeilleton d'une porte ...


"Opéra" regorge de scènes mémorables :
cette balle qui, tirée dans un judas en gros plan, entre dans l'oeil et traverse la tête de celle qui y lorgnait pour venir enfin pulvériser un téléphone à la sonnerie stressante ;


Cette autre scène où le bracelet du tueur est malencontreusement avalé par une victime dont la bouche est ensuite fouillée par une paire de gros ciseaux et la gorge et la poitrine découpées afin de le récupèrer ;

La belle séquence qui retrace l'irruption nocturne du malade dans les ateliers du théatre où il se voit agressé et repoussé par les corbeaux (coucou Hitchcock !)


ou encore cette première scène de meurtre dont la sauvagerie contraste avec la beauté et l'opulence du décor (la chambre d'une sorte de palais vénitien)...


Bien entendu, les couleurs chatoient dans des célébrations de teintes primaires, ces fameux bleus, ces rouges et ces jaunes, mais avec cependant moins d'ostentation que dans des oeuvres purement fantastiques comme "Suspiria" ou "Inferno".
La petite leçon de méta-cinéma, clin d'oeil volontiers lancé par Argento (voir le rasoir de pacotille de "Ténèbres") , se retrouve dans une allusion à "Phénomena" (le film précédent) et au "truc" de l''insecte filmé (une mouche avec un fil de nylon accroché à la patte et relié à l'objectif de la caméra).
Côté musique, "Opéra" fait, bien évidemment, la part belle à plusieurs pièces du répertoire lyrique : Macbeth, bien sûr, mais également "Norma", "Madame Butterfly" et "La Traviata" .


Et comme pour "Phénomena", c'est sur fond de heavy-metal que l'assassin trucide allègrement .
D'autre part, Brian Eno et Claudio Simonetti participent également à la bande originale signant des illustrations sonores tantôt atmosphériques et minimalistes tantôt du genre rock progressif avec mélange d'influences classiques et électroniques .


Film dur, sec, sérieux et aussi dépourvu d'explications que d'"amabilité", "Opéra" se révèle aussi déconcertant et anti-démagogique que finalement passionnant ; pour toutes les interrogations qu'il peut soulever, les images et les idées brillantes ou déroutantes qu'il propose.
Au confort d'une intrigue élaborée, très construite, et livrée clés en main, Dario Argento préfère abuser de brèches, de creux, d'inexplications, employer la caméra subjective à outrance et obliger son spectateur à s'impliquer vraiment, quitte à abandonner la recherche absolue des réponses et à accepter de se régaler surtout de bruits, d'éclats, de couleurs, de savourer les "morceaux de bravoure" de son opéra .



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