Attention, spoilers !

La plupart des critiques et des développements proposés dévoileront des indices et des informations qui pourraient fausser l'effêt de surprise et révèler les dessous et les résolutions des oeuvres citées ...

A bon entendeur ...


Que cela ne vous empêche pas de me visiter, de me lire et de me laisser vos remarques.

mercredi 9 avril 2008

Le Sang des innocents (fin) : tuer n'est pas jouer !




LE SANG DES INNOCENTS ( 2 )






Et si les motifs et les renvois explicites à la description d'un monde très réel et urbain (la ville (Turin, décor de l'histoire comme dans les Giallis des débuts de carrière), la ville et ses mouvements incessants (les moyens de transport et de communication non plus limités au taxi (passeur de mondes) ou au téléphone (souvent parasité) mais, développés dans un incessant jeu de déplacements (trains, trams, bus, automobiles...)),



les références à l'Amérique (l'exil forcé de Lorenzo aux Etats-Unis, le fast-food où travaille Dora et sa statue de la liberté, les allusions aux blockbusters du cinéma US ("Scream")...) et la description d'une modernisation de plus en plus galopante de tout, reliée par la technologie (les méthodes employées par la Police d'aujourd'hui (et raillées par Moretti), l'informatique, les téléphones portables...) si tout ceci, une fois encore, plante l'action dans un environnement très réaliste et familier, c'est pour mieux en extraire la dimension quasi-surréaliste, en désigner l'illusion et l'absurdité et pour recourir à un onirisme, une étrangeté d'autant plus percutants et décalés qu'ils jaillissent du réel !


Ainsi, Argento continue-t-il toujours à réactualiser les vieux thèmes gothiques de l'épouvante traditionnelle ; ainsi retrouve-t-on dans ce film la maison hantée, le cimetière et la profanation de sépulture, l'évocation de fantôme et de malédiction, ces femmes aux ongles noirs, ces caves et ces squelettes, le spectacle de la morte dans la citerne de la discothèque évoquant un vampire dans son tombeau ouvert...


Et ce monde si ordinaire, si réaliste regorge de faux semblants, de pistes qui ne mènent nulle part, de coupables qui n'en sont pas et d'illusions optiques (le fantôme d'un nain, mort depuis longtemps, qui apparaît et disparait derrière une fenêtre et rôde dans les couloirs ténèbreux ; une ombre chinoise derrière un paravent que l'on prend pour un crime et qui ne se révèle que son point de départ ; un empoisonnement trompeur et totalement mis en scène ; un nain mort pour des crimes qu'il n'a jamais commis ; un père et une mère qui outrepassent leurs "missions"...)


Tout se cache et se dissimule, à commencer par le meurtrier qui arbore au grand jour le comportement le plus "normal" qui soit (le livret de la comptine du fermier, dissimulé dans "La Ferme des animaux" de Georges Orwell ; le revolver enfoui dans une cache secrète ; la marionnette du nain, exhumée de la cave et transportée dans un banal gros sac ; la prostituée qui se terre derrière les parois de caoutchouc des soufflets dans le train....)



Les idées de mise en scène de Dario Argento vont dans la même direction.
Par exemple, les cadrages déliberément surprenants de deux scènes, deux conversations, à chaque fois fixés sur les tables et non plus sur les protagonistes qui y sont installés, avec point de vue sur plat de pâtes ou verres de bière (dont l'un est empoisonné !).



Egalement ce préambule au meurtre de la danseuse classique qui consiste en un long cheminement de la caméra, nez sur le tapis du couloir du théatre, où l'on ne voit que les pieds des personnages et figurants, s'achevant, toujours au ras du sol, sur l'ombre portée de l'assassinat et sur la chute de la tête coupée de la victime. Superbe !



Et, si on y réfléchit bien, tout est ainsi : un peu étrange et décalé, y compris les différents personnages : la prostituée a de faux airs de travesti ; le jeune premier, alcoolique repenti, demeure encore bien fragile et traumatisé ; l'inspecteur Moretti, gateux, cardiaque, semble guetté par la maladie d'Alzeihmer ; la mère du nain tue son fils ...par amour et le père couvre et protège le sien alors qu'il le sait fou dangereux !; les clochards et les gardiens de parking se révèlent prêts à se faire complices ou maîtres-chanteurs à la moindre occasion ;



La jeune amoureuse a de brusques sautes d'humeur et des allures suspectes ; le supposé maniaque est un nain écrivain de polards et le véritable tueur souffre d'asthme et d'allergies !



A l'image de ses héros, "adulescents" de la petite bourgeoisie turinoise, groupe de copains d'enfance issus du même quartier, reliés à l'enquète et au retour du nain par leur connaissance et leur fréquentation passée de celui-ci, le temps a coulé.
Mais les souvenirs et les réalités divergent parfois, réouvrant des brèches que l'on croyait comblées, des questions sans réponses immédiates et alimentant des sentiments contradictoires où l'insatisfaction se mèle à l'envie...



Ces jeunes adultes feignent une insouciance et une décontraction qui mettent "bas le masque" dès qu'ils se confient vraiment.

Vivre s'avère difficile ; Et le constat est plutôt amer et globalement négatif ! (Giacomo ne s'est pas vraiment remis du meurtre horrible de sa mère, il est seul, paumé et émerge de l'alcoolisme ; Lorenzo souffre de sa dépendance (forcée ?) à ses parents et pense qu'il n'est qu'un raté ; Gloria a pour fiancé un type arrogant et imbu de lui-même ; les notions de rapports de force et de pouvoir sont notables dans tous les couples en place et dans la majeure partie des liens quels qu'ils soient...)


De la même façon, les rapports d'interet et de marchandage, de "commerces" et les manipulations, introduits par le personnage de la prostituée, trouvent un prolongement dans celui de l'atroce et vil gardien du parking de la gare (opportuniste et maître-chanteur sans morale ni scrupules) pour s'affirmer dans la présence récurente du clochard Leone (il active la marionnette du nain mais, finalement, la véritable marionnette (du tueur), c'est lui !)
Tous, bien evidemment, le paieront comme il se doit : de leurs vies !



Et le motif du vol, l'action de dérober, de prendre quelque chose à quelqu'un, se pose pratiquement comme un mode de fonctionnement pour tous ces êtres désabusés (le vol du manuscrit du nain, le "vol" de sa dépouille, le vol de son repos, de sa mémoire par l'usurpation de son identité et par sa diabolisation ; le vol ( involontaire ?) de la prostituée (la pochette bleue du meurtrier remplie de preuves et de ses fétiches) ; le vol et la privation d'une mère à son enfant (l'assassinat de la mère de Giacomo) ou celui d'un fils (le nain Vincenzo achevé par sa mère pleine de pitié), le vol des vies ; le vol du stylo (par Lorenzo à son père puis par le gardien veule à Lorenzo) ; le "vol" de la fiancée (Giacomo "enlève" Gloria à Fausto) ; le vol de l'enquête (Moretti et Giacomo sont toujours en avance sur la Police) ; le vol de la confiance et de l'amitié (les mensonges, les manigances et le double-jeu du tueur...)



Une inquiétude latente semble d'ailleurs ronger tous les personnages (Moretti guetté par la sénilité et la maladie ; Giacomo par l'autodestruction ; Gloria par un fiancé jaloux ; Lorenzo par un père au comportement très suspect; les prostituées par des clients tarés; les jeunes femmes par ce psychopathe qui rôde ; Madame de Fabrizis par sa culpabilité et tous par la présence fantômatique de ce nain insaisissable !)


Cette angoisse diffuse imprègne l'atmosphère et la description de Dario Argento de Turin comme une ville "déprimée", aux beautés flétries et abandonnées (la vieille villa) ; une ville dépeinte comme une vieille banlieue un peu dévastée, un no man's land de quartiers pavillonnaires, de gares routières, de parkings pluvieux, de rues anonymes et de jardins en friches.


La solitude intrinsèque de l'être est pregnante, insoluble ; mais, comme pour la conjurer, les êtres et les choses fonctionnent toujours en binôme, en couple, par paires (le vrai et le faux nain) ; Moretti et Giacomo (les "enquêteurs"); Gloria et Giacomo (les amoureux )(Gloria a d'ailleurs deux prétendants ( Giacomo et Fausto ) ! ) ; les deux prostituées ; le duo de policiers; la mère ( de Vincenzo (le "vrai" nain) et le père de Lorenzo ( le "vrai" tueur ) ; le cygne blanc et le cygne noir ; les deux complices du meurtrier (le père et Leone) ....)

C'est comme si les personnages signifiaient par-delà les symboles même de leur humanité (le couple, la communication...) son ambivalence originelle.
Et, tout simplement, on se sent (normalement) plus fort à deux, voire à plusieurs (le groupe d'amis )


La vision de la famille dans "Le Sang des innocents" semble en évolution par rapport à beaucoup des autres films de son auteur.

Et, si les personnages de Giacomo et de Lorenzo avouent leurs problèmes respectifs (notamment avec leurs pères (violent et lâche pour le premier, "pot de colle" et intransigeant pour le second)), si l'on retrouve l'image de la famille monoparentale (Giacomo vivait seul avec sa mère), la famille (même étouffante et "mal-aimante") se révèle la structure qui gère, qui solutionne, qui aide envers et contre tout (quitte à devoir aller jusqu'à tuer un fils par amour ou à se faire complice d'un autre pour cacher ses dérives psychopathiques !)

La famille n'est plus le creuset d'un traumatisme ou l'explication d'une conduite criminelle ; elle n'est plus responsable que de ses lâchetés et d'erreurs davantage commises par attachement, par compassion ou par dépassement à l'égard de sa progéniture.


Ici, on nait mauvais, taré, nain ou criminel et la famille, impuissante, tente de sauver les apparences !

Visuellement, l'oeuvre s'avère superbe et le traitement, les choix de mise en scène, en osmose totale avec son sujet.
Certaines langues pointues ont évoqué à la sortie du film une esthétique de téléfilm et des couleurs et des lumières dignes d'une mauvaise série allemande !

La photographie est magnifique et les éclairages et les couleurs à l'avenant, certes ocres et terreuses dans les extérieurs volontairement tristes et ordinaires de la ville fatiguée; mais que dire de cette palette de verts et de mauves inqiétants dans la fameuse scène du train et des rappels discrets mais incessants de la combinaison fétiche des couleurs primaires : rouge, bleu, jaune ?

Le travail du réalisateur est d'autant plus remarquable qu'il préfère dorénavant la finesse, la retenue à une flamboyance excessive, ici, hors de propos et finalement peu éloignée de l'esbrouffe !

Le film débute évidemment par une somptueuse et terrible scène de meurtre. Argento, suivant sa méthode infaillible, nous plonge immédiatement en plein coeur de l'oeuvre, annonçant d'emblée les ambiances et les enjeux : éternel et savant dosage de beauté, de vulgarité, de mystère et de terreur.












Péle-mèle, il nous balance au visage la nudité frontale d'une prostituée, une forme inquiétante sous un drap, une atmosphère glauque et brunâtre, des armes tranchantes sur un tissu rouge, une serviette de plastique bleue, un train filant sous les éclairs, une traque interminable qui nous assèche la bouche, la terreur moite de la fille cachée et engloutie entre deux compartiments, ses hurlements sur fond violet, ses doigts tranchés et le sang inévitable....



Longue, prenante, brillamment découpée et rythmée, la séquence s'impose comme une nouvelle et énième reférence et réussite du cinéaste.

Les références, l'oeuvre n'en manque évidemment pas !
A commencer par celles que le film se fait à lui-même, ces concordances, ces signes et ces répétitions : l'image de la prostituée qui passe son visage sous le robinet après son altercation avec son client vraiment spécial sera réévoquée un peu plus loin, quand Giacomo, appelé à Rome et averti de la résurrection du meurtrier de sa mère (via le meurtre des prostituées) aura besoin de se rafraîchir de la même manière (se rafraîchir le visage mais aussi la mémoire, puisque ce sera l'occasion du premier flash-back sur le meurtre barbare de Maria Gallo !) ;


A un autre moment, pendant l'exhumation, hors champ, du cercueil de Vincenzo, la caméra navigue dans le cimetière et vient fixer les poses des statues mortuaires : une jeune femme implorante à la main coupée (comme la prostituée du début), un homme fumant (Moretti mourra après avoir allumé sa "première cigarette depuis 1960"!), un faucheur (l'assassin ?) et un ange ( les innocents du titre français !)


Et, inévitablement, le film accumule les citations aux oeuvres antérieures : "Les Frissons de l'Angoisse" : la musique des Goblins, la comptine inquiétante, le tabassage et la noyade d'une victime, la maison pleine de "fantômes", ces gros plans des mécanismes d'un magnétophone ou d'un répondeur, la poupée mécanique du nain... "Le Syndrôme de Stendhal": un policier s'appelle Mani comme l'inspectrice et héroïne. Les enfants monstrueux pour "Phenomena", la ballerine et le lac des cygnes pour "Suspiria", cette tête coupée encore frémissante "Trauma", la bière empoisonnée contre le lait du "Chat à 9 queues", l'assimilation des personnages à des animaux ( "Le Fantôme de l'Opéra") , "Ténèbres" pour cet envol de la caméra au-dessus du toit de la vieille villa ou pour la lecture et le texte du roman (La Ferme de la Terreur !) qui renvoie illico au générique de ce dernier giallo !


La représentation de l'Ecrit est, par ailleurs, particulièrement appuyée. Ce stylo qui passe de mains en mains (toutes coupables), que l'assassin finit par utiliser comme arme et avec lequel il signe finalement son crime sur la main de sa victime , en est l'exemple le plus original ! Les livres sont partout : romans policiers horrifiques (Gialli !) écrits par le nain Vincenzo ; livres pour enfants ; livret illustré (et animé) de la fameuse comptine ; citation d'Orwell ; manuscrit dérobé...., jusque dans les sacs à main des prostituées.

L'Ecrit influence (Lorenzo ricane, au final, qu'il a été influencé par ses (mauvaises?) lectures) ; l'Ecrit confie et libère (même dans un langage étrange, codé, inventé et incompréhensible comme celui qui est utilisé par le malade et montré en gros plans : une suite de mots imprononçables et de graffitis morbides et enfantins.) Car, comme le "fou" le dit lui-même, ou plutôt l'écrit (sur la main de celui qu'il vient d'abattre !) il est "un vilain garçon"! Affirmation puérile de l'esprit malade et infantile d'un jeune homme qui a refusé de grandir .




Et, lorsque la résolution ultime, la révélation, tombe enfin, toutes les bizarreries de l'histoire retrouvent leur légitimité ; tout réintègre sa place et sa logique tordue : ce gout du jeu et des mensonges, ces dessins et ces mots étranges, ces silhouettes naïves d'animaux découpées dans du carton, cette mise en scène réelle et macabre, et suivie mot à mot, d'une chanson enfantine, cette surprotection effectuée par le père et la famille, jusqu'au beau leitmotif sonore de boite à musique du thème des Goblins : le criminel était un enfant ! Un enfant qui a massacré, sévi, et qui a bien trompé son monde; un enfant qui a été envoyé à l'étranger, un moment, par son père, aux abois, pour arrêter l'hécatombe et taire d'éventuels soupçons, mais qui, une fois revenu, a continué, repris et joué encore... Un enfant fou dans un corps d'homme !


"Non ho sonno" : Je n'ai pas sommeil, le titre original de l'oeuvre, enfantin, capricieux et métaphoriquement mortifère annonçait parfaitement la couleur !


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Je viens de découvrir ton blog, et j'ai tout lu (enfin je crois ;-) et j'ai trouvé ça très intéressant, il y a plusieurs niveaux de lecture-visionnage chez Argento, et en voilà d'autres...
Bonne continuation et au plaisir de te lire !

Anonyme a dit…

Bravo pour ton excellent blog argentoien!!

Pour ma part,j'apprécie moyennement NON HO SONNO pour son aspect référentiel et son intrigue "gialloesque" un peu pesants...je trouve le côté "film somme" plus fluide,moins étouffant dans LA TERZA MADRE.

Cela dit,j'aime beaucoup le début du film,la musique de Goblin,la scène du lac des cygnes et la prestation de Von Sydow.

J'ai hâte de lire tes autres articles sur Argento.